Accueilli très chaleureusement aux Salins, scène nationale de Martigues, dans une salle comble, Deep River ouvrira le 15 mars le festival L’Imprudanse à Draguignan. La grande pièce d’Alonzo King élaborée durant le Covid comme un cri d’amour au contact physique, un tourbillon de mouvements collectifs effectués continûment, ensemble mais à distance, est sans conteste un très beau spectacle, d’une perfection d’exécution époustouflante. Les danseurs sont d’une maîtrise technique qui n’a plus guère d’égal dans ce registre néoclassique où les lignes des corps s’étirent infiniment et où chaque position des doigts, chaque courbure d’un cou penché, chaque cheville poussée à faire disparaître son angle, est un exploit qui nécessite des années d’exercices ajoutées à des tonnes de talent préalable.
Situé dans la lignée de Balanchine, le LINES ballet du chorégraphe afro-américain a permis à ses danseurs, afro-américains pour la plupart, de s’emparer d’un art où la couleur « chair » des pointes de ballerines ne se lisait, jusqu’alors, qu’en rose pâle. Il habille ses corps d’ors et de brillances, pose parfois une jupe longue sur un corps d’homme qui tourne comme un derviche, assouplit les lignes des corps et déhanche parfois. Mais il ne franchit jamais les grands interdits de la danse néoclassique : il ne va pas au sol, lutte contre le poids, ne dégenre pas les corps et préfère toujours les positions ouvertes à la liberté gestuelle de Cunningham.
Le corps est politique
Pourtant sa danse a des allures politiques, que revendique ce fils de militants anti-ségrégation. Deep river est habité par la voix de Lisa Fisher, jazz, par des kaddishs aussi, par des musiques de peuples opprimés, déplacés, pogromisés. Le titre lui-même, chanté pendant le dernier duo du spectacle, évoque le fleuve qu’il faut franchir pour échapper à l’esclavage.
La réponse, hymne à la vie et à la rencontre, à la beauté et à l’envol, peut-elle être portée par des corps si tendus vers la performance, imageant un corps idéal qui symbolise une beauté où les corps racisés ont désormais leur place, mais pour peu qu’ils soient jeunes, sveltes, athlétiques et binaires ?
Alonzo King fait depuis presque 50 ans le pari que la danse (néo)classique, inventée par les Cours européennes, peut appartenir au peuple, en introduisant dans ses codes stricts des éléments perturbateurs. Le résultat est beau. Est-il suffisamment subversif dans l’Amérique de Trump ? Un certain nombre de feuilles de salles et d’articles de presse, qui qualifient sa danse de « féline », semblent démontrer que non.
AGNÈS FRESCHEL
Deep River a été dansé le 28 février aux Salins, scène nationale de Martigues.
À venir
15 mars
Festival L’Imprudanse
Théâtre de l’Esplanade, Draguignan