Une salle d’examen collective. Des femmes gravides en culottes passent à la pesée. Leurs visages, pâles, sans maquillage, se détachent sur le poster fatigué d’un paysage de montagne. Tout est bleu lavé, gris et brun. Une étrange douceur de couleurs dé-saturées. Une lèpre ouatée. Puis, un accouchement frontal. En gros plan et dans la douleur. Un fourgon revient dans la nuit d’Odessa qu’on ne verra guère que dans ce plan d’ensemble-là, et en échappée belle, à la toute fin du film, avec l’escalier de Potemkine. Le cadre se resserre aussitôt : la jeune mère, son bébé emmitouflé dans ses bras, grave, silencieuse, rentre à la prison. Rien n’a été dit. En quelques plans, le réalisateur Peter Kerekes préface une immersion de 93’ dans un univers carcéral au féminin, mêlant l’approche documentaire à la fiction, le quotidien bien réel des détenues et de leurs gardiennes à la mise en scène de leur destin. Au final, peu d’actrices professionnelles. Peter Kerekes a passé plusieurs années à préparer 107 Mothers, s’imposant une approche respectueuse et patiente. Dans cette prison dont Surveiller et Punir de Foucault évoque l’architecture, il recueille 107 témoignages de mères-détenues. Un terreau d’authenticité dans lequel il enracine son film. Les séances de gym, les fouilles au corps, les portes grises qui se verrouillent, les ateliers de couture, la salle de classe, les tâches quotidiennes encadrées par les geôlières. Le courrier ouvert et censuré au feutre noir, les allaitements collectifs, les moments de joie passés auprès des enfants dans le bac à sable, les rires partagés entre « filles », l’hiver à déneiger, l’été à manger à pleine bouche des pastèques sanglantes.
Convergence de solitudes
« C’est ni horrible ni bien ici. C’est comme ça, c’est tout. Les jours sont monotones et passent lentement » écrit Leysa dans une lettre fictive à son mari infidèle qu’elle a assassiné. Le temps pourtant est compté pour ces mères. Leurs enfants qui vivent auprès d’elles dans la crèche de l’établissement et peuvent favoriser une éventuelle liberté conditionnelle, leur seront enlevés le jour anniversaire de leurs trois ans pour être confiés à un orphelinat, si la famille refuse de les accueillir. Dans ce portrait collectif de femmes, deux figures se détachent. Leysa (interprétée par l’actrice ukrainienne Maryna Klimova) qu’on suit, de son accouchement au rituel d’anniversaire trois ans après, entérinant la séparation poignante d’avec son fils. Leysa dont le visage impassible trahit imperceptiblement le tumulte des sentiments face à une adversité persistante. Et Iryna Kiryazeva, gardienne célibataire tout aussi taciturne, qui loge dans un appartement de fonction presque aussi étroit qu’une cellule et, qui, dans le cadre de ses fonctions, pénètre l’intimité des détenues, lisant et censurant leur correspondances, écoutant les parloirs. D’autres vies, chaotiques, dramatiques, que la sienne, vide, monotone. Entre la geôlière et la détenue, pas d’échanges directs. Une convergence de solitudes, sans commentaires. Le hors champ se dévoile par la correspondance ou quelques bribes de dialogues. Une autre violence sociale au-delà des barreaux : les hommes alcooliques, adultères, la pauvreté, la corruption, les mères défaillantes ou tyranniques, les lendemains qui ne chantent guère. Le réalisateur en complicité avec son directeur de photographie Martin Kollar, préfère la lumière naturelle, opte pour des cadres très construits, des plans fixes, des tableaux minimalistes. Ce dispositif « policé » et ce traitement de l’intolérable à bas bruit deviennent métaphores du système carcéral lui-même dans sa violence feutrée, institutionnalisée, ritualisée. Ils se révèlent particulièrement efficaces. Le film est bouleversant.
ÉLISE PADOVANI
107 Mothers de Peter Kerekes
Prix Orizzonti du meilleur scénario
Flèche de Cristal aux Arcs Film Festival
Prix européen pour les droits humains
Prochainement en salles