On entre dans L’Amour comme dans certains romans d’Annie Ernaux : à coup de détails signifiants dressant le décor à la façon d’une tapisserie temporelle. Un peu plus loin, c’est même à La vie, mode d’emploi que l’on pourra penser : l’accumulation d’objets référencés, la description minutieuse de morceaux choisis d’interactions … Ici encore, c’est la portée sociologique qui est visée, scrutée. Si bien qu’on pourra s’agacer, sur les toutes premières pages, d’assister à un récit s’apparentant davantage à un prototype de roman social qu’à une réelle entreprise littéraire. D’autant que François Bégaudeau a souvent prêté le flanc aux poncifs, notamment dans sa volonté de dépeindre la bourgeoisie, y compris par le prisme de l’essai. Histoire de ta bêtise loupait notamment monumentalement sa cible, malgré quelques fulgurances. Mais le romanesque a toujours davantage réussi à Bégaudeau, et ce court récit – à peine moins de cent pages ! – rappelle avec quelle générosité il sait traiter ses personnages, y compris esquissés en quelques traits parfois un peu épais.
Un non événement
La jeune Jeanne rêve, au printemps 1971, à la musculature saillante de l’italien Pietro : elle l’écrira dans son agenda La Redoute. Mais c’est de Jacques Moreau qu’elle s’éprend l’année suivante, et avec qui elle vivra jusqu’à sa mort, une cinquantaine d’années plus tard. Le récit de cette vie à deux se devait d’être anti-spectaculaire : nombreux seront sans doute ceux qui liront dans ce quotidien d’un couple gentiment complice une forme d’indolence, voire de facilité. Mais ils furent pourtant nombreux, ces couples heureux de se rendre au Palais des Princes pour un concert de Richard Cocciante – pourtant surnommé « le rital moche » par Jacques. Conscient de rendre compte d’une conjugalité d’un autre temps, mais aussi d’une classe sociale si rarement représentée en littérature, François Bégaudeau s’applique à chercher de la grâce jusque dans ses tâtonnements. Et si la mayonnaise prend, c’est sans doute parce que Jacques et Jeanne ont quelque chose de ces parents, de ces grands-parents pour qui l’amour avait tout du « non-événement ».
SUZANNE CANESSA
L’Amour, de François Bégaudeau
Éditions Verticales - 14,50 €