La salle déborde. C’est fréquent à Klap. Mais ce 9 décembre prend une saveur particulière. C’est la dernière soirée des deux temps forts de la première moitié de saison, réunis comme pour en accentuer la symbolique. Dans le cadre de Question de danse, le maître des lieux, Michel Kelemenis, dévoile des extraits de sa nouvelle création, Magnifiques, qu’il est en train de finaliser avant la première au Grand Théâtre de Provence. Puis, So Schnell, dernière œuvre de Dominique Bagouet, vient clôturer le programme d’hommage consacré au chorégraphe disparu trente ans plus tôt, jour pour jour.
Les trajectoires des deux hommes se croisent incidemment à l’été 1983 et chemineront côte à côte pendant quatre ans. « Je venais de terminer mes études. Sur le cours Mirabeau, à Aix, je croise la chorégraphe Susan Buirge qui m’informe d’un cours donné par Dominique, programmé le soir-même au festival de danse d’Aix-en-Provence : Ça commence dans dix minutes. Vas-y, il cherche des danseurs pour la rentrée… »
Engagé !
Pour le jeune Kelemenis, Bagouet est un inconnu mais il tente sa chance. « J’ai le souvenir d’avoir été pathétique. » Engagé, il intègre, en septembre, la compagnie du fondateur du Centre chorégraphique régional du Languedoc-Roussillon et directeur artistique du festival international Montpellier Danse. Après son départ de la compagnie, le Marseillais restera proche de celui auquel, près de quarante ans après leur rencontre, il voue « une grande reconnaissance professionnelle ». Quand Bagouet meurt du sida, Michel Kelemenis écrit le solo Clin de Lune, cherchant sans doute « à absorber l’impact de cette mort par un acte de création. La nuit de sa disparition, il y a eu une éclipse totale dans le Sud de la France. J’ai projeté dans cette éclipse que j’ai observée, un dialogue d’éternité avec lui. » Dans le même programme, le chorégraphe se souvient aussi d’Anthère, une pièce pour cinq danseurs, qui inaugure ses œuvres « à message. J’y mettais en scène la cause de la disparition de Bagouet mais en parlant de jeunesse et d’avenir » …
S’il se réinstalle à Marseille, deux ans après avoir créé sa propre structure, Plaisir d’offrir, du nom de sa première signature chorégraphique, c’est aussi un peu grâce à Bagouet. « Il m’a invité dans le cadre d’une carte blanche que lui a confiée la Ville à l’été 89. » Ce soir-là, sur la scène de la Vieille Charité, Michel Kelemenis est devant un parterre composé de tous ses repères marseillais. Des membres de sa famille à ses maîtresses de maternelle, en passant par les amis du gymnase. De quoi lui rappeler son enfance « heureuse » dans le quartier de la Grotte Rolland, au sud de la ville, entouré d’une mère sans profession mais qui multipliait les petits boulots domestiques et d’un père chez Sud Aviation, l’ancêtre d’Airbus Helicopters, à Marignane.
À 9 ans, il découvre la gymnastique, avec son frère unique, son aîné de quatorze mois. « Nous avons été les premiers licenciés de la section gymnastique de l’ASPTT quand le gymnase du Mont-Rose a ouvert. » Mais l’esprit de compétition ne l’intéresse guère et l’éloigne du sport. Dans son lycée pilote de Marseilleveyre débarque un jour le chorégraphe Wess Howard pour y donner un atelier de danse. Les acquis de l’ancien gymnaste lui confèrent une aisance naturelle dans cette nouvelle discipline. « J’ai 17 ans et je découvre une autre manière d’engager le corps. À l’âge où l’on s’interroge tellement sur ce qu’on est et ce qu’on va devenir, d’un coup j’avais l’impression déjà de savoir quelque chose. »
De Bagouet à Magnifiques
De ces premiers pas de danseur à l’ouverture de Klap en 2011, de Plaisir d’Offrir à Magnifiques, la vie de Michel Kelemenis est un enchevêtrement de passion et de partage, de créations et de transmission. De confiance aussi. Celle du metteur en scène Renaud Mouillac, directeur à l’époque du théâtre du Merlan, qui propose de l’accueillir en résidence dans ses locaux. Celle d’institutions culturelles comme l’Opéra national de Paris, le Ballet du Grand théâtre de Genève et, bien sûr, le Festival de Marseille qui vont mettre son travail chorégraphique en lumière. Celle des collectivités territoriales et particulièrement de la Ville de Marseille qui lui confie un lieu dès 1999, le Studio, dans les quartiers Nord, à l’emplacement de l’actuel collège Rosa Parks. L’aventure d’une décennie qui préfigure l’actuelle Maison pour la danse. « On était à côté du marché aux puces et il m’a semblé indispensable d’adosser notre présence à un projet d’action culturelle et plutôt à l’adresse des enfants. Nous avons prouvé qu’un travail de danse, fut-il pointu, pouvait dialoguer avec son quartier. »
Du Studio à Klap
À cette époque, dans la deuxième ville de France, la danse contemporaine n’a pas la place qu’elle occupe aujourd’hui. Si le collectif Marseille Objectif Danse ou la compagnie de George Appaix sont bien ancrés dans le territoire, tout ou presque tourne encore autour du Ballet national de Marseille, à la tête duquel Marie-Claude Pietragalla avait succédé à vingt-six années de direction Roland Petit. C’est peu de dire que la culture du partage d’outil comme on la conçoit aujourd’hui, n’est pas la norme. La plupart des compagnies convergent donc naturellement vers celui que devient le Studio. À force d’ouvrir les portes et de pousser les murs, la genèse de Klap se construit. Michel Kelemenis ignore encore qui, dans les services municipaux de l’époque, fait le lien entre la dent creuse de 1970 m² – à l’emplacement d’une ancienne teinturerie industrielle qui a brûlé – et le projet qu’il porte. « C’est une chance inouïe et particulièrement rare pour un chorégraphe de pouvoir formuler et développer un outil de cette mesure-là. Je vis Klap comme une oeuvre… »
Mais Klap n’est pas la chose de Kelemenis. Et ce dernier n’a nullement besoin de le prouver. Tous les ans, une soixantaine d’équipes artistiques en franchissent le seuil. Entre 2000 à 3000 enfants y sont accueillis. « Je n’ai pas besoin d’être fier, je sais l’importance que ça a et la manière dont cela a bouleversé la présence de la danse dans cette ville. » L’aboutissement d’une carrière ? « Tant qu’on est vivant, on ne peut pas imaginer avoir abouti. » Cette maison pour la danse singulière n’appose aucun label sur sa devanture et n’en revendique pas. « Cela nous apporterait quoi de plus ? Le boulot, on le fait. Et l’État connaît la qualité et la capacité du projet. L’enjeu n’est pas tant un label que de réfléchir à la manière dont cette maison restera dédiée à l’art de la danse à ma suite, qui n’est pas pour demain, et de sanctuariser les moyens qui la font vivre. »
En attendant, le chorégraphe se consacre au dernier né d’un répertoire d’une soixantaine de pièces. Après Coup de grâce, en écho aux attentats du 13 novembre 2015, Légendes, spectacle jeune public sur les enjeux écologiques et 8m3 en réponse au confinement, Magnifiques célèbre le bonheur d’être « vivants et ensemble », à la fois « hommage aux danseurs, à la danse » et « hymne à la jeunesse ».
Marqueur de la patte Kelemenis – il réprouve le terme d’univers qui caractériserait sa danse –, la musique y occupe une place centrale. Le Magnificat de Jean-Sébastien Bach, « la première musique savante que j’ai écoutée en boucle par choix », côtoie l’esthétique électro du compositeur Angelos Liaros-Copola, déjà sollicité pour Coup de grâce. Un dialogue bienveillant comme aime à les tisser le chorégraphe depuis si longtemps.
LUDOVIC TOMAS
Magnifiques 13 janvier Grand théâtre de Provence Aix-en-Provence 27 janvier Théâtre Durance Château-Arnoux-Saint-Auban 2 février Théâtre Molière, scène nationale Archipel de Thau Sète 15 février L’Autre Scène Vedène (festival Les Hivernales)