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Mort de Maryse Condé : Retour sur une vie sans fard

Maryse Condé s’est éteinte dans la nuit du 1er au 2 avril. Et c’est tout le monde des lettres françaises et francophones qui se sent aujourd’hui orphelin. Âgée de 90 ans et affectée par un accident cérébral, elle s’était installée avec son mari et traducteur Richard Philcox dans le Lubéron depuis plusieurs années. Son affaiblissement physique n’avait jamais entamé son désir d’écrire, si bien qu’elle avait dicté ses derniers textes. On se souviendra longtemps des deux journées consacrées à son œuvre organisées en novembre 2022 au Mucem.

À la croisée des continents

Née à Pointe-à-Pitre dans une famille d’instituteurs, Maryse Condé dénoncera non sans tendresse son éducation « à l’occidentale » dans son roman autobiographique Le Cœur à rire et à pleurer : sa mère, Jeanne Quidal, première institutrice noire de la Guadeloupe, s’y enorgueillit d’être « plus français[e] » que les français eux-mêmes : « Nous sommes plus instruits. Nous avons de meilleures manières. Nous lisons davantage. Certains d’entre eux n’ont jamais quitté Paris alors que nous connaissons le Mont Saint-Michel, la Côte d’Azur et la Côte basque ». Elle y raconte aussi ce père « convaincu que seule la culture occidentale vaut la peine d’exister ». Ses études menées à Paris au mi-temps des années 1950 et ses premiers écrits gardés secrets, marqués par un désir de créolité, la mettent devant l’évidence : elle est attendue ailleurs. En Afrique, où elle découvrira la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Ghana au gré de postes d’enseignante ; à Londres, puis au Sénégal. Douze années de découvertes mais aussi de souffrance aboutissant à sa rencontre avec Richard Philcox, narrées dans le très beau La vie sans fards : « Il était celui qui allait changer ma vie. Il allait me ramener en Europe puis en Guadeloupe. Nous découvririons l’Amérique ensemble. Il m’aiderait à me séparer en douceur de mes enfants le temps de reprendre mes études. Surtout, grâce à lui, je commencerais ma carrière d’écrivain ».

De retour en France, au tournant des années 1970, elle travaillera longtemps pour les éditions Présence Africaine, et effectuera de nombreux retours en Guadeloupe, ou encore aux Etats-Unis où elle mènera, en parallèle, une carrière universitaire, puisqu’elle dirigera jusqu’à sa retraite le centre d’études française de Columbia. 

Des honneurs tardifs

Certes tardifs, les honneurs décernés à Maryse Condé en France et en Europe, loin de l’Amérique qui avait déjà reconnu ses talents et où elle fit paraître plusieurs essais, furent nombreux. Elle fut, entre autres, couronnée du « Prix Nobel Alternatif » décerné en 2018, année de l’annulation des Nobel pour cause de scandale #metoo. L’autrice laisse derrière elle une œuvre abondante, politique, portée par une langue unique, lyrique et musicale. Marquée d’accents, de mots et de structures créoles, qu’elle prit parfois le pari de ne pas traduire pour mieux désarçonner ses lecteurs et lectrices. On évoque souvent, à son sujet, la saga Ségou publiée en 1984 et 1985, mêlant fiction et grande histoire du régime bambara ; ou encore Moi, Tituba … sorcière noire de Salem, biographie fictionnalisée de l’esclave d’un pasteur puritain. Mais c’est peut-être La Migration des cœurs qui résume le mieux l’ambition romanesque de cette autrice unique : une transposition hallucinée des Hauts de Hurlevent dans les Caraïbes du début du XXème siècle. Heathcliff y devient Razyé, jeune orphelin adopté par une famille béké. La langue y est étincelante et imagée, comme ce  « silence pesant comme un linge mouillé », ces « ventres à crédit », ou encore ce soleil qu’on regarde « se lever et se coucher derrière les dents de scie de la montagne, et se lever encore ». Vivace et vibrante, à l’image d’une autrice dont il nous faudra chérir l’infatigable appétit de vivre.

SUZANNE CANESSA

Suzanne Canessa
Suzanne Canessa
Docteure en littérature comparée, passionnée de langues, Suzanne a consacré sa thèse de doctorat à Jean-Sébastien Bach. Elle enseigne le français, la littérature et l’histoire de l’Opéra à l’Institute for American Universities et à Sciences Po Aix. Collaboratrice régulière du journal Zébuline, elle publie dans les rubriques Musiques, Livres, Cinéma, Spectacle vivant et Arts Visuels.
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