Zébuline. C’est votre 9e édition, pourriez-vous nous dire comment vous avez créé ce festival ?
Fabienne Pavia. C’est arrivé au moment où la ville était prête. Une conviction nous a réunies, Nadia et moi : on pensait qu’un projet littéraire ambitieux pouvait marcher ici, à Marseille.
Nadia Champesme. Et qu’il pouvait être porté par des gens du territoire.
F.P. En fait on pressentait une évolution de la ville, et elle a eu lieu, juste après.
N.C. Depuis 2015 la politique du livre a changé. Sociologiquement et historiquement Marseille jusque là était dépourvue de propositions à sa mesure.
F.P. Les éditeurs parisiens étaient très aimables et aimaient notre projet mais la réponse était toujours la même : à Marseille on ne vend pas de livres.
Est-ce que cela a changé aujourd’hui ?
N.C. L’image de la ville très certainement, les ventes aussi, du moins en centre ville. Dans ma librairie ce matin je n’ai eu que des Allemands ! C’était sans doute leurs vacances, mais il est évident que Marseille est devenue une ville très touristique.
F.P. Notre spécificité aussi, ce sont nos métiers. Nadia est libraire, je suis éditrice, nous connaissons cette ville dans ses réussites et ses désastres. On savait en 2015 qu’il lui fallait un festival littéraire spécifique, d’où les Frictions littéraires que nous programmons. On s’est aussi retrouvées porteuses des Rencontres d’Averroès, là aussi ça gratte, ça frotte avec le débat d’idées.
N.C. Oui, on voulait toucher un public le plus large possible, dans une ville où le rapport à la littérature était compliqué…
F.P. Et même si la ville change, je veux croire que cela reste un festival pour les Marseillais. Depuis 2022 on distribue 15 000 billets par an, sans compter les passants dans les manifestations gratuites. Nous avons trois personnes à l’année qui s’occupent de l’action culturelle. Nous touchons entre 3500 et 4000 personnes, avec un spectre très large et des projets adaptés à chaque public, étudiant, écolier, associations sociales ou médicales. Ce tissage du territoire est indispensable, comme le sont les complicités. Aujourd’hui nous avons trop de bénévoles !
N.C. Cette convivialité ne nous fait pas renoncer à notre objectif de départ, l’élégance. On ne veut ni bricole ni bout de ficelle, et Oh les beaux jours est éclatant et beau, avec de belles affiches !
Votre festival est-il aujourd’hui correctement financé ?
F.P. La question du financement des festivals littéraires est sensible, au niveau national c’est une catastrophe actuellement. Les nôtres sont « stabilisés », c’est à dire en baisse eu égard à la hausse des coûts. Dans le détail, le Département s’était désengagé et est revenu, L’État et la Région maintiennent leurs financements, le CNL [Centre National du Livre, établissement public d’État qui finance la chaine du livre, ndlr] maintient son aide.
N.C. Que nous jugeons très sous dimensionnée…
F.P. Et la ville de Marseille a notablement augmenté le sien, ce qui est précieux en période de restriction globale des budgets des collectivités. Une qualité de relation s’est instaurée, on construit avec elle dans une grande confiance, et personne ne nous demande d’aller dans des champs qui ne relèvent pas de notre action.
Et la Métropole ?
F.P. Elle préfère financer son nouveau salon du livre à Marseille, et d’autres petits salons hors Marseille. Le plus grand festival littéraire de la région ne l’intéresse pas.
On retrouve cette année les formats des années précédentes, et d’autres…
N.C. Oui, parmi les nouveaux formats il y a les Musiques fictions accueillies avec le GMEM [voir journalzebuline.fr] de Maylis de Kérangal et Olivia Rosenthal. Et cette lecture marathon de Une femme sur le fil, par Olivia qui est une véritable performeuse. 4 heures, avec apéro-entracte.
F.P. Parmi les frictions, Mauvaises Filles. La psychanalyste Laurie Laufer nous parle des héroïnes de la modernité, de Virginia Woolf à Wendy Delorme, ces femmes qu’on dit folles et qui ne le sont pas, en compagnie de la romancière Adèle Yon, dont le premier roman est une enquête sur son aïeule lobotomisée dans les années 1950.
N.C. Cette année nos grands entretiens sont tous consacrés à des femmes, en dehors de celui avec Paul B.Preciado, qui est un penseur et auteur important que nous sommes heureuses d’accueillir
F.P. Pour les autres grands entretiens on a Marie-Hélène Lafon, dont j’adore la langue généreuse et précise, qui revendique ses racines sans en faire un vecteur identitaire ; Susie Morgenstern, qui a 80 ans et performe avec ses petits enfants sur scène ; Zeruya Shalev, une écrivaine israélienne opposante à Netanyahou, à l’œuvre magistrale, d’une intimité lumineuse.
N.C. Et les beaux jours posthumes seront consacrés à Françoise Sagan.
F.P. Oui, il est temps de la reconnaitre pour ce qu’elle est, une grande écrivaine, avec une langue magnifique, et des propos essentiels sur la liberté et le désir.
N.C. On veut aussi insister sur la présence d’écrivains étrangers importants, qui sont particulièrement difficiles à faire connaître ici. La venue de Zeruya Shalev est importante, celle de László Krasznahorkai est essentielle. C’est un immense écrivain hongrois, avec lequel Christian Garcin va dialoguer. Sa présence hors de Hongrie est très rare.
F.P. Quand on rencontre sa littérature on ne peut plus la lâcher. Ses longues phrases, sa capacité de résistance qui combat sa propre mélancolie… Le lire est une expérience sensorielle rare, on est très fières de l’avoir, et on voudrait le faire connaître à davantage de lecteurs ici.
Ce dont n’a pas besoin Mylène Farmer ! Pourquoi ce choix d’une Nuit Mylène ?
N.C. Oui, ce n’est pas un gag, mais une commande ! C’est aussi une de nos spécificités, très appréciée des auteurs : nous leur commandons des textes et les mettons en présence pour les confronter. Mis en scène par Emmanuel Noblet, cinq écrivains et un photographe vont croiser leurs expériences de l’icône française. Certains sont « passés à côté » et se demandent pourquoi. Pour d’autres, comme Sergueï Shilakov, elle a représenté une formidable ouverture lors de son concert à Moscou qui a déverrouillé, pour un temps, la perception des LGBT en Russie. Il dit qu’elle lui a sauvé la vie.
F.P. Sur scène, les écrivains se mettent en danger en passant du côté du spectacle vivant. Depuis 10 ans on voit que le public apprécie ce geste, et le vit comme une rencontre. On y tient, comme à nos concerts dessinés, Voyou et Pedrosa cette année. Ou à nos lectures musicales, l’autrice chanteuse Clara Ysée accompagnée par la pianiste Camille El Bacha… Des frictions, toujours, bénéfiques !
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR AGNES FRESCHEL
Hendricks, Taubira et… Mylène Farmer
Cette année encore, le festival Oh les beaux jours décloisonne les genres et fait dialoguer la littérature avec d’autres formes artistiques et des faits sociétaux. Les femmes en tête !
Plus de 120 auteurs et artistes vont investir les lieux emblématiques de la cité phocéenne comme La Criée, le Conservatoire Pierre Barbizet, l’Alcazar et même le Château d’if. Ils animeront 77 événements, dont 52 en accès libre. Des rencontres, des performances et des lectures musicales comme celles autour de deux romans qui ont marqué l’année 2024 Archipels d’Hélène Gaudy et Mémoires sauvées de l’eau de la Marseillaise Nina Léger, qui sera accompagnée de la violoniste Marina Chiche. Avec ces formats différents, la littérature devient plus vivante et accessible, loin des cadres académiques. La majorité des événements sont gratuits et sans réservation, favorisant une découverte libre et conviviale avec toujours cette volonté de replacer la littérature au cœur de la cité.
Fils rouges
La programmation s’articule autour de neuf parcours thématiques, fils rouges invitant à explorer les questions de notre temps comme En finir avec la violence avec René Frégni, Jérome Ferrari et Baptiste Fillon, La règle du Je qui célèbre l’autofiction avec Nicolas Mathieu, Pierre Ducrozet et le chanteur Albert de la Simone pour son premier livre mais aussi Vers l’Amérique ou Enfances perdues qui permettra, entre autres, un échange avec Olivia Rosenthal.
Plusieurs temps forts marqueront cette 9e édition comme la rencontre Tout ange est terrible qui réunira l’immense écrivain hongrois László Krasznahorkai et l’auteur français Christian Garcin autour d’une réflexion sur la littérature et le sacré.
Autre moment très attendu : Blues. La bibliothèque idéale de Barbara Hendricks et Christiane Taubira, dialogue entre voix et musique, où l’ancienne ministre et la célèbre chanteuse, amies de longue date, partageront leurs livres de cœur.
Oh des ovnis !
Depuis sa création, Oh les beaux jours convie des écrivains à inventer collectivement un ovni artistique à la croisée du spectacle et de la performance. Cette année, le festival s’attaque à Mylène Farmer… l’iconique. Réunis autour de metteur en scène Emmanuel Noblet, Emmanuelle Bayamack Tam, Arnaud Cathrine, Grégory Le Floch, Anouk Schavelzon, Sergueï Shikalov et le photographe Raphael Neal nous invitent à La nuit Mylène, tout est chaos. Sera-t-elle libertine ?
Les grands entretiens mettent cette année à l’honneur Marie-Hélène Lafon, l’auteure jeunesse Susie Morgenstein, Zeruya Shalev (prix Fémina étranger 2014) et Paul B. Preciado, philosophe du corps, des études de genre et de la politique sexuelle.
Le festival est aussi l’occasion de mettre en lumière de nouveaux talents grâce à la remise de plusieurs prix dont celui du Barreau de Marseille, qui récompensera cette année Adèle Yon pour son roman Mon vrai nom est Elisabeth.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Oh les beaux jours !
Frictions littéraires à Marseille
Du 27 mai au 1er juin
Divers lieux
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