Tout au fond de la Friche, collée aux voies ferrées, il y a la Villa des auteurs. C’est ici que travaille Roxana Hashemi, en tant que chargée de relations avec les auteurs et les publics pour La Marelle, lieu de création littéraire accueillant des artistes en résidence. Après un service civique en médiation, elle a intégré la petite équipe et participe activement au choix des prochains artistes que la structure hébergera. Ce travail de recherche, Roxana l’effectue aussi dans le cadre de la deuxième fonction qu’elle exerce, celle de co-directrice de la revue Muscle. « C’est une revue de poésie au principe simple. Il s’agit d’une longue feuille de papier qui est pliée en forme de leporello avec deux auteur·ice·s par numéro », explique-t-elle. Avec Laura Vasquez la fondatrice de Muscle, lauréate du prix Goncourt de la poésie 2023, Roxana Hashemi traduit de nombreux artistes et le périodique ne reste pas cantonné aux seul·e·s poètes d’expression française. Dans la même logique d’éclectisme, la revue poétique publie aussi bien des personnes connues que méconnues. Les artistes marseillais et de la région y sont fortement représentés, bien qu’il ne s’agisse pas d’un choix conscient d’après elle. « Les découvertes se font beaucoup par rencontres et c’est peut-être pour ça que celles-ci se font plus naturellement à Marseille qui est un des lieux importants en poésie. Il y a un truc avec la poésie ici, grâce au Cipm notamment, qui n’existe pas comme ça ailleurs », analyse-t-elle.
Le Cipm, un lieu unique
Le Centre international de poésie de Marseille a été fondé par la Ville en 1990 et se situe dans le Centre de la Vieille Charité. Cette institution au service de la poésie contemporaine dont le point névralgique est sa bibliothèque gratuite et en accès libre, propose une programmation de rencontres, d’ateliers, d’expositions et édite tout au long de l’année. « Nous avons l’un des fonds de poésie les plus importants d’Europe », indique Giula Camin sa bibliothécaire. Elle est la première femme et bibliothécaire de formation à gérer cet endroit, aux côtés de la documentaliste Cassandre Pépin. Pour Giulia Camin, c’est indéniable, le fait qu’un tel lieu soit né à Marseille n’est pas un hasard. « Cela s’explique par la présence vivante d’éditeurs, de poètes et de revues, ici et dans les alentours. Le centre transmet des poésies vues de Marseille, qu’elles soient françaises, européennes ou mondiales », avance-t-elle. « C’est un choix politique de ne pas fonder un tel centre à Paris, cela décentralise une vision de la poésie », ajoute la bibliothécaire. Interrogée sur le manque de visibilité et le caractère souterrain du Cipm, elle voit du mieux depuis l’arrivée de Michaël Batalla à la direction en 2019. Si ce dernier reconnaît que la communication du Cipm n’a pas toujours été efficace, le directeur pointe aussi du doigt la mauvaise foi de la presse qui saurait pertinemment que le lieu existe, mais ne viendrait pas assez. « C’est facile de parler d’entre-soi et d’élitisme si on ne vient pas », ironise-t-il. D’après le directeur du Cipm il y a derrière la critique de l’élitisme un reproche plus global à trouver. « Cela dérange qu’il y ait quelque chose d’ordre professionnel dans la poésie », affirme le directeur. Cette défense d’une poésie professionnelle ne s’oppose pas à l’existence de la spontanéité amatrice, qui constitue un vivier bienvenu pour l’institution littéraire. Ce qui compte, c’est que les différents acteurs de la poésie phocéenne, avec leurs différentes approches, collaborent. Et à voir les partenariats entre la Marelle, la librairie Zoème, le Cipm et d’autres, force est de constater que des passerelles existent déjà. Des projets qui perdureront si la création est au rendez-vous. « On a de la chance d’avoir des bons poètes à Marseille », se réjouit à ce sujet Giulia Camin.
Qu’est-ce que la poésie pour vous ?
Roxana Hashemi : « La poésie est peut-être une forme de condensation, d’intensification de quelque chose, une écriture qui fonctionne plus encore que d’autres écritures, par silences, par choses qui ne sont pas explicites »
Michaël Batalla : « La poésie c’est le contraire de la matière première »
Giula Camin : « La poésie se trouve du côté de l’implicite, c’est un acte de résistance au vandalisme langagier »
Luz Volckmann : « En écrire a toujours été synonyme d’échappatoire, de construction de nouvelles manières de sentir »
« Ne pas faire de la poésie bourgeoise »
Luz Volckmann habite depuis 5 ans à Marseille. L’écrivaine et poétesse a publié deux livres en 2020 et 2021 aux éditions Blast, une maison d’édition toulousaine. Le premier, Les Chants du placard, est plutôt un recueil de nouvelles, tandis que le second Aller la rivière s’apparente plus à de la poésie. Luz Volckmann écrit actuellement un roman qu’elle projette de nommer Les Eternelles, un projet dans lequel la poésie ne sera pas absente, loin de là. La poétesse a pour modèle Jean Genet qui chargeait poétiquement tous ses écrits. « J’ai envie de raconter des histoires, c’est là où je me dirige, mais ma technique pour cela c’est la poésie », explicite-t-elle. La poétesse est trans, féministe, militante et elle entend l’exprimer dans ses écrits, dans un but de visibilisation et de représentation. « Des écrivaines trans francophones publiées, j’en ai seulement quatre en tête… L’accès à la publication pour nous est un challenge politique », observe-t-elle. La politisation de l’artiste est antérieure à la publication de ses œuvres, elle qui a fréquenté les cercles antifascistes avant les cercles de poésie. Elle développe aussi une approche intersectionnelle, où la question de la transidentité et du féminisme est indissociable de la question de classe. « Ce que j’aimerais faire avec Les Eternelles c’est suivre plusieurs personnages trans sur plusieurs années, dans des milieux de grosse précarité, qui galèrent, qui sont confrontés à la violence, la mort. En allant développer ce genre d’histoire, c’est aussi une manière de ne pas faire de la poésie bourgeoise », projette l’écrivaine. Elle qui a déjà collaboré avec la revue Muscle prévoit de nombreuses choses en dehors de son roman, notamment avec le collectif Offense, une compagnie d’art vivant pluridisciplinaire. Il existe une sempiternelle rengaine reprise par les poètes eux-mêmes, de Du Bellay à nos jours, consistant à dire que la poésie serait en danger. Pourtant il suffit de se pencher un peu sur Marseille pour voir que si danger il y a, la poésie résiste bien.
RENAUD GUISSANI