Zébuline. Dans votre travail, vous revenez souvent sur le thème de « nostalgie d’empires ». Au sein du conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, les rôles de la Russie et de la Turquie en sont-ils des manifestations ?
Hamit Bozarslan. Concernant la Russie, il faut lire le texte de Poutine du 21 février 2022, pour déceler cette nostalgie qui est extrêmement brutale et guerrière. C’est un discours préparatif à la guerre, dans lequel il désigne deux ennemis. Tout d’abord Lénine car il aurait trahi et démantelé l’empire russe, notamment dans le cas ukrainien. Et puis il y a Gorbatchev qui aurait réitéré cette trahison. Le fait que la Caucase et l’Arménie échappent à la Russie pose aussi problème à Poutine. Pour la Turquie, les choses sont un peu plus complexes. Erdogan exprime une violente nostalgie d’empire à de multiples reprises. Il se réfère souvent à l’Empire ottoman et à la « mère patrie ». Si l’Azerbaïdjan ne faisait pas partie de l’Empire ottoman, le projet azerbaïdjanais d’Erdogan peut tout de même traduire une nostalgie d’empire qui obéit à une idée de continuité de la turcité. Pour lui, le peuple turc doit être unifié, quel qu’en soit le prix pour les autres.
L’offensive de l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie, s’inscrit-elle dans une volonté de reconstituer le grand empire de la mer Noire à la mer Caspienne ?
Il y a effectivement une dimension turque, mais aussi russe et azerbaïdjanaise dans ce conflit. On a l’impression qu’il y a une sorte de convergence entre ces trois dimensions. Dès le début du XXe siècle, on voit émerger un nationalisme assez concurrentiel. Il y a d’un côté un ultra-nationalisme azéri et de l’autre, un réveil arménien, qui se veut inter-impérial, c’est à dire agissant à la fois dans le cadre de l’empire russe, de l’empire ottoman et de l’empire persan. L’empire ottoman est finissant, en ce sens-là on ne peut pas parler de contexte impérial en tant que tel. Or, ce dernier organise le génocide arménien pour de multiples raisons. La première étant le darwinisme social, la deuxième, la peur que l’Arménie n’échappe au contrôle de l’empire ottoman. L’idée est d’éliminer les arméniens pour pouvoir homogénéiser la société. Le but de l’effacement de cette population est la réalisation du grand empire touranien, censé s’étendre des Balkans jusqu’à la Chine pour regrouper la totalité des populations dites turciques. Aujourd’hui, on a l’impression que cette idée de grand empire touranien n’est pas abandonnée, bien que celui-ci ne puisse pas être entièrement réalisé. Ainsi, l’Arménie pose problème pour l’unification continue, dans cette volonté de constituer un petit Touran, entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. Il y a très clairement une continuité entre la logique du génocide de 1915 et ce qui se passe aujourd’hui. La troisième dimension du conflit, c’est la volonté de punition de l’Arménie par la Russie. La Russie n’a pas pu la contrôler totalement, et même si elle fait partie de son giron, ce pays a fait sa révolution et l’a confirmé par un vote démocratique au lendemain de la guerre de 2020. L’Arménie s’est ouverte vers l’Occident, notamment vers les États-Unis et s’est désolidarisée de la Russie par rapport à la guerre en Ukraine.
« Il y a très clairement une continuité entre la logique du génocide de 1915 et ce qui se passe aujourd’hui »
À la lumière de cette actualité comme de l’histoire, comment définiriez-vous un empire ?
Hamit Bozarslan.La définition d’un empire est difficile à fixer. Son principe est double. Le premier c’est qu’il y a une distinction très nette entre les gouvernés et les gouverneurs. D’un côté, il y a la catégorie de ceux qui sont autorisés à gouverner, c’est à dire une toute petite élite […] et de l’autre, une très vaste majorité de gouvernés qui n’ont ni le droit à la citoyenneté ni le droit de s’exprimer sur la trajectoire du devenir de l’empire. Le deuxième principe, c’est qu’un empire est à la fois pacifique et sur-coercitif. Pacifique parce que l’objectif de l’empire est de maintenir un équilibre économique, par exemple en prélevant des impôts pour les convertir en biens culturels ou en projets grandioses. Mais il est aussi sur-coercitif au sens où l’empire, au moment d’une crise, peut devenir extrêmement brutal. On le voit souvent, que ce soit en Chine, en Russie ou en Turquie, il y a une très violente nostalgie d’empire dans ces pays-là. Il n’y a pas d’empires en tant que tels mais les conditions impériales y sont présentes.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LAURY CAPLAT ET RENAUD GUISSANI
AU PROGRAMME Le samedi 18 novembre à 15 heures, la journaliste à RFI Juliette Rengeval anime la troisième table ronde des Rencontres d’Averroès « Retour d’empires ? ». Au côté des quatre intervenants, Karen Barkey, professeure de sociologie (à New York), Sylvie Kauffmann, journaliste spécialiste de la géopolitique européenne, de Salam Kawakibi, directeur du Centre Arabe de recherches et d’études politiques, et de Hamit Bozarslan, il est question de la résurgence des empires et de leurs mémoires. Se dessine-t-il un « empire du chaos » sous nos yeux ? Ou existe-t-il un possible horizon commun ? L.C. et R.G.