mercredi 2 octobre 2024
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S’accrocher à la Cour

Avec Elizabeth Costello, variations autour d’une écrivaine fictive inventée par J.M Coetzee, Warlikowski propose un spectacle dense et fascinant. Pour qui dispose de 4 heures d’attention affutée !

Un spectacle de 4h en polonais dans la Cour d’honneur, chacun des 2000 spectateurs sait ce que cela signifie : il faut essayer d’embrasser d’un seul regard la scène et le mur du lointain où sont projetées les paroles. Ainsi on ne perd ni le sens ni la vision globale…  d’autant que Warlikowski, comme la plupart des metteurs en scène confrontés à de vastes espaces scéniques, filme en direct, multiplie les images des acteurs en plus ou moins gros plans. Bref, aide à suivre le jeu et le texte, secours qui sont de sages précautions : le propos est complexe ! Une importante partie du public n’est pas revenue après l’entracte. L’autre, pourtant, était bouleversée de cette traversée où il fallait s’accrocher aux branches pour saisir le sens. Parce qu’il est éblouissant. 

Elizabeth Costello est une création littéraire, une romancière apparaissant à plusieurs âges de sa vie dans les romans de J.M. Coetzee, et particulièrement, vieillissante, dans le roman qui porte son nom en 2013, année où l’auteur a reçu le prix Nobel de littérature. Mais elle est aussi personnage fétiche de Warlikowski qui la cite dans plusieurs de ses spectacles. Il s’agit donc de donner chair, sur scène à un personnage particulier, double féminin du Prix Nobel de Littérature, différant pourtant de lui en bien des points : son âge, (il est né en 1940 elle en 1928), son genre, et sa nationalité puisqu’elle est australienne et non sud-africaine (lui est binational), son rapport à ses enfants (même s’il a comme elle un fils et une fille), au désir, au féminisme, à la vie animale (même il est comme elle végétarien). Et à l’Existence, au sens philosophique du terme. 

Poupées russes

Le metteur en scène polonais affronte cette identification trouble en assumant la difficulté de la tâche, rendant le fil narratif le plus visible possible, sans gommer la complexité du discours. Car l’essentiel d’Elizabeth Costello, le roman de Coetzee, repose sur des conférences ratées de la romancière en perte de notoriété, qui sont souvent les reprises, dramatisées, de conférence effectivement prononcées par… le romancier. Mais inversées. Pour exemple de ce système de poupées russes : le chef d’oeuvre d’Elizabeth Costello, fictif donc, écrit en 1969, reprend le personnage de Molly, la Pénélope de l’Ulysse de James Joyce.  Mais la Molly d’Elizabeth Costello est une Pénélope qui veut sortir du foyer, exactement à l’inverse du trajet d’Ulysse. Ainsi la question d’un roman féministe se pose dans un jeu de miroir qui intègre et reflète le point de vue de l’autre, quitte à le renverser.

Au fil du spectacle on traverse ainsi des questionnements, profonds, sur les points de vue narratifs, avec une réflexion sur les limites de l’incarnation romanesque du mal, ou une conférence sur le Singe à l’Académie de Kafka :  qui représente-t-il ? le peuple, le juif, l’animal ? La pièce se clôt sur un dialogue émouvant entre l’écrivaine et son fils : en visio ils évoquent Heidegger et l’existence, minimale, des poussins mâles exécutés à la naissance. Est ce que quelqu’un se préoccupe de leur sentiment d’exister ? 

Ironies et tendresses

Mais, et c’est là tout le sel ironique du spectacle, on traverse aussi des égarements drôles de la romancière fictive dont Coetzee se moque aussi, des analogies douteuses entre l’abattage des animaux et celui des humains, des curiosités malsaines, un pétage de plomb dans les toilettes ou sur la banquise. Ou une relation fils-mère particulièrement tendre dont on devine qu’elle est teinté par la mort réelle du fils de Coetzee. 

Sur scène aussi les frontières dramatiques se troublent, se dédoublent, s’interpénètrent, se superposent, s’enrichissent, se contredisent. Toutes les comédiennes et un comédien incarnent tour à tour la romancière, à plusieurs âges, dans plusieurs de degrés de fantasme. 

Au sortir, on a l’impression d’avoir enrichi nos imaginaires de nouveaux rapports à l’autre, bienveillants, inattendus. Heureux.se de s’être accroché.e aux branches.

AGNES FRESCHEL

Elizabeth Costello
Jusqu’au 21 juillet 
Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon

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