Zébuline. Dans Assignation, récit publié en 2018 et sous-titré Les Noirs n’existent pas, vous affirmez que « la Race est une vue de l’esprit » et « la mort de l’autre par essence ». Refusant d’être assignée à un être à identité Majuscule, vous voudriez être noire, et non Noire. Que voulez-vous dire ?
Tania de Montaigne. Il s’agit de faire un pas de côté. Le racisme existe mais il naît d’une notion de race qui, elle, n’existe pas. Elle n’est qu’une assignation, fondée sur des préjugés, qui produit du vocabulaire, comme l’expression « français de souche » qui établit des hiérarchies entre les Français. Formulée par le Rassemblement nationale, elle se généralise un peu partout… Que faire avec le vocabulaire, les néologismes ? Comment est-ce qu’on nomme l’autre ? C’est pour cela que l’exposition s’appelle Noire. Le problème n’est pas le mot, mais quel préjugé on met derrière. Ce sont les préjugés qu’il faut neutraliser, pas les mots.
C’est le sujet de votre dernier livre, Sensibilités, qui raconte comment on ôte les mots des livres pour ne pas heurter les sensibilités. Mais que pensez-vous de l’emploi d’un mot tel que « nègre » par exemple ?
Il est fortement connoté. Mais le sens d’un mot, ça change tout le temps. Senghor et Césaire ont retourné ce mot, en ont fait une arme, ce n’est pas rien ! Il y a des moments où il doit être prononcé, pour qu’on n’oublie pas l’histoire. Et puis aujourd’hui, alors qu’on est prêt à se jeter dans le fascisme et l’extrême droite, l’urgence n’est pas d’interdire les mots.
Mais d’interdire les préjugés ?
Même pas, on en a tous. Si notre but est de parvenir à fabriquer une société où ils n’existent plus, on n’y arrivera pas ! Réfléchir ensemble, c’est cela qui m’intéresse. Aucune lutte n’existe portée par une seule personne, mais par un continuum, une intelligence collective.
Augmenter sa réalité Noire, la Vie Méconnue de Claudette Colvin, propose une stupéfiante plongée dans l’Alabama des années 1950, côté noire Les casques visuels et audio, à conduction osseuse et à lunettes transparentes, laissent voir le décor dans lequel vous évoluez et les autres spectateurs, qui vous entourent. Mais des hologrammes d’auteurs jouant Claudette Colvin et ses juges, de personnages historiques comme Martin Luther King ou Rosa Parks, viennent à votre rencontre, s’assoient près de vous, sur vous parfois, devenant vos bras et vos corps. Pas de réalisme pourtant, le décor vole comme du coton blanc, celui des champs d’esclaves, et l’image de Claudette adolescente se double parfois du corps plus douloureux, plus vieux, qu’elle est devenue. Le procédé de cette réalité augmentée qui n’est pas seulement virtuelle, de cette exposition immersive qui n’est pas seulement un spectacle, colle parfaitement à son objet : il s’agit d’éprouver l’eau qui coule, l’étroitesse des murs de la prison, l’oppression des corps. D’entendre à la fois les dialogues des scènes et leur commentaire par Tania de Montaigne. D’éprouver. De lever aussi les yeux vers le plafond de la salle, devenue un ciel démesuré peuplé d’arbres blancs qui se balancent, de comprendre que l’effacement forcé n’est que temporaire, un repli de l’histoire, et que la mémoire de Claudette Colvin est aujourd’hui, réellement vivante. On n’efface plus les femmes noires pauvres. A.F. L’exposition de Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud, visible jusqu’au 21 décembre au Théâtre Liberté de Toulon, a été produite par le Centre Pompidou et le CNC.
Refuser l’assignation à une catégorie majuscule, est-ce aussi penser les luttes dans leur globalité, leur intersectionnalité, leurs convergences ?
Là encore, le mot a glissé. Au départ il s’agissait pour une avocate de nommer, pour faire droit et loi, les personnes discriminées par plusieurs préjugés à la fois, femme, noir, handicapé, juif… Le glissement de la parole située, qui consiste à dire « je ne peux lutter qu’à l’endroit où je suis », me dérange. Le concept d’« allié » aussi : par définition un allié change de camp, ce qui n’est pas le cas de ceux qui sont engagés dans les luttes contre les préjugés et les discriminations. Et puis, on doit tous être capables de lutter pour le droit au logement des handicapés, qu’on soit ou non concerné, non ? En écoutant et en observant les besoins, mais ensemble, pas eux et leurs « alliés ». On peut parler au-delà de soi-même, la citoyenneté, c’est de la réalité augmentée. La mémoire d’Anne Franck n’est pas que celle des juives néerlandaises, et si on sépare et hiérarchise les luttes on est cuits.
C’est pour cela que vous vous êtes intéressées à une jeune noire américaine en 1955 ?
Oui. Mon père est américain mais ce n’est pas à ce titre qu’elle m’intéresse, mais parce qu’elle refuse d’obéir à celle qui ne la considère pas comme « un être humain ». Pour cet acte, elle a été malmenée, jugée, condamnée puis effacée de l’histoire, remplacée par Rosa Parks qui était moins pauvre, plus acceptable, et pas enceinte à 16 ans comme elle. Elle a 84 ans aujourd’hui et elle est toujours aussi incroyable, elle affirme qu’il faut se battre pour les droits de tout le monde. Femme, noire, pauvre, mère célibataire, elle sait que lutter en silo, comme si les discriminations n’avaient pas de lien, n’est pas efficace. Aucune discrimination n’est spécifique.
Que pensez-vous des agressions contre les comédiennes de Rebecca Chaillon durant le Festival d’Avignon ?
Je n’ai pas vu son spectacle, je ne peux pas en parler. Mais quoi qu’il en soit si je ne suis pas d’accord avec quelqu’un je ne vais pas aller le taper ! C’est un mouvement de pulsion infantile. En fait c’est simple : on n’agresse pas, on ne frappe pas. Et : ce qu’elle aurait dû faire pour ne pas être agressée n’est pas le sujet, et c’est ainsi que ses détracteurs le posent. C’est inacceptable, tout simplement.
ENTRETIEN RÉALISÈÈS FRESCHEL
Toulon, ex-capitale FN, enterre son passé
Olivier Klein et Charles Berling ont signé le 16 décembre un mariage de trois ans, avec Tania de Montaigne comme témoin
Olivier Klein, Délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah pour les intimes) « croit à la force de la culture pour créer un narratif commun et sortir des haines multiples ». Sa mission interministérielle promeut, au sein du Gouvernement, une « action universelle et universaliste » pour « déconstruire les préjugés et mauvaises mémoires inculquées dès l’enfance et raviver les souvenirs manquants ». Il trouve que la scène nationale Châteauvallon-Liberté, « avec cette exposition ou avec ce Molière aux couleurs du rainbow flag qui nous accueille à l’entrée », est un lieu exemplaire. Charles Berling, le directeur, emploie d’ailleurs les mêmes termes etsigne en reprenant les mêmes valeurs universalistes et « humanistes », la même foi en une culture qui « nuance, raconte, rapporte, repense et fait réfléchir ».
C’est d’ailleurs un peu gênés qu’ils passent la parole à leur témoin(e). Tania de Montaigne enchaîne, malicieuse : « Ne vous inquiétez pas les hommes blancs, on sait que vous existez, on vous aime bien, on ne va pas faire comme si vous n’aviez pas le droit d’être là. Nous voulons juste augmenter votre récit du nôtre, de celui de tous les autres qui ont été niés. Je le sais : aujourd’hui encore c’est par votre histoire que la mienne existe ». Le dos définitivement tourné au racisme et à l’extrême droite ? On veut y croire.
A.F.