« – Laisse-moi t’accompagner », demande la jeune Pema à son mari Tashi, sur le point de partir pour un échange commercial à Lhassa. « – Ce ne sera que quelques mois », lui répond-il !
On est au cœur de l’Himalaya tibétain sur des plateaux arides, pierreux, photographiés dans leur superbe monochromie, et, d’emblée, on sait que le temps se perçoit autrement ici. Les déplacements se font au rythme de la marche des yaks ou du trot des chevaux. Les mots se pèsent, l’essentiel se grave sur les pierres. Les rituels sont immuables. Les fanions colorés en guirlandes faseyent sur le gris brun des montagnes ou sur la blancheur des neiges. Chant et cordes accompagnent un quotidien agreste et frugal, les gestes s’accomplissent lentement, sans pression. On est en terre bouddhiste : les vies suivent leur cycle de réincarnation. On lit à livre ouvert dans le ciel étoilé. Les rêves en sépia sont au présent, au passé ou au futur.
Le film s’ouvre par le mariage de Pema avec trois frères orphelins – la polyandrie étant de mise en ce pays. Tashi, agriculteur et marchand est celui qui partage sa couche, Karma le moine vit dans son monastère auprès de son maître Rinpoche, Dawa est encore un enfant dont Pema est à la fois l’épouse et la maman de substitution. Pema et Tashi sont très amoureux. Après le départ de Tashi pour le troc annuel, Pema s’aperçoit qu’elle est enceinte. Elle doit gérer les 400 coups de Dawa qui ne travaille pas à l’école et rencontre son professeur Ram Sir. Une rumeur naît selon laquelle Pema l’aurait pris comme amant et porterait son enfant. Cette rumeur parvient aux oreilles de Tashi qui, incapable d’affronter les regards de sa communauté, disparaît dans la montagne. Contre l’avis de tous, Pema décide de partir à sa recherche pour lui dire la vérité, flanquée de Karma à qui son maître a ordonné de veiller sur elle et sur l’enfant qu’elle porte. Plus endurante, plus sage, plus responsable, plus déterminée, plus courageuse que ses maris, la lumineuse Pema affronte le froid, la fatigue, les mésaventures du voyage, jusqu’au bout de ses forces, se révélant aux autres et à elle-même. Pas de questions personnelles, disent Karma et Pema quand ils ne veulent pas répondre. Retenue des sentiments. Pudeur des chagrins profonds.
Les génériques de début et de fin affichent les illustrations stylisées d’un royaume qui selon un mythe hindou-bouddhiste, ne peut être atteint que par quelques élus : le Shambhala, désignant en sanscrit, le lieu du bonheur paisible. Pour ce deuxième long métrage, tout à la fois ethnologique, poétique, romanesque, réaliste et onirique, Min Bahadur Bham a choisi des acteurs non professionnels. Son film nous immerge dans une nature somptueuse où l’homme n’a qu’une place relative, raconte une histoire d’amour absolu et cisèle le portrait d’une femme exceptionnelle à laquelle le royaume des cieux ne peut que s’ouvrir.
ÉLISE PADOVANI
Shambhala, le Royaume des cieux, de Min Bahadur Bham
En salles le 4 décembre
Premier film népalais présenté à la Berlinale (en 2024).