65 ans après sa création en 1959, à l’heure de la montée en puissance de nouveaux fascismes décomplexés, à l’heure où des bras se lèvent à l’unisson dans des foules uniformes, plus que jamais, la pièce du dramaturge franco-roumain, semble pertinente. C’est cette pièce-là, décrivant par l’absurde et la métaphore l’avènement du totalitarisme, que le cinéaste-plasticien-metteur en scène-architecte, Amos Gitaï choisit de placer au centre de son dernier long-métrage : Shikun. Réalisé avant le 7 octobre, ce film est né dans le contexte des manifestations contre le gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou. Groupes féministes, soldats, pacifistes militant pour la coexistence israélo-arabe, unis dans une réaction non seulement, contre les réformes anti-démocratiques mais encore contre l’étouffement de tout esprit critique.
Une dialectique sensible
Un Shikun est un logement social. Celui dans lequel est tourné le film est un immeuble d’inspiration corbuséenne, de 250 mètres de long, édifié dans la ville de Beer-Sheva au sud d’Israël dans le désert de Néguev. Architecture forte que le réalisateur – admirateur du Bauhaus – utilise pour structurer son récit, figurer une tour de Babel d’après le châtiment divin, où se brouillent les langues. Palestiniens, Israéliens, émigrés ukrainiens, indiens, russes se côtoient au quotidien, interfèrent ou pas. Autour du Shikun, se construisent d’autres immeubles. On les aperçoit depuis le champ théâtral en huis clos délimité par le réalisateur. La caméra parcourt d’interminables couloirs-coursives le long desquels s’ouvrent les portes des appartements. Sur la musique de Louis Sclavis ou celle d’Alexei Kochetkov, cuivres et cordes, elle nous embarque en trottinette au sous-sol, sillonnant d’immenses aires de parking, rythmées par des piliers de béton. Plans séquences, caméra mobile, Amos Gitai chorégraphie avec virtuosité, une circulation incessante dans l’espace commun, joue sur les perspectives, les angles bruts. Sur la continuité et les contiguïtés. Un groupe d’architectes ou de promoteurs, un couple, une fanfare, des militaires, des rabbins, des petites filles… le débat se saisit dans une dialectique sensible : on se glisse dans le flux ou on le traverse à contre-courant. Une comédienne (Irène Jacob) qui semble répéter son rôle, surgit déclamant des extraits du Rhinocéros. Elle danse, court, virevolte, monologue, ou interprète plusieurs personnages à la fois. On s’arrête : un guitariste joue dans le passage, des élèves d’un cours de langue se présentent en hébreu à leur enseignante, une femme chante une vieille chanson… Reprenant un texte d’Amira Hass Nos enfants demanderont, une jeune femme interpelle un vieil homme : « Comment avez-vous pu infliger tant d’injustices durant tant d’années aux Palestiniens ? ». Dans un atelier, une jeune femme (Bahira Ablassi) et un homme fabriquent en silence des cornes de rhinocéros. Dans une antique bibliothèque yiddish, une vieille dame (Hana Laszlo) retrouve le livre que lui avait offert son père – survivant de la Shoah, pour sa bar-mitsvah.
Pense aux autres
À travers les interventions d’Irène Jacob, on suit la progression de la rhinocérite imaginée par Ionesco. La surprise de voir apparaître un rhinocéros (« c’est réel et ça ne devrait pas exister ! ») La frayeur de la contagion puis le déni. La relativisation (« au fond c’est naturel un rhinocéros et on a le droit d’en être un »). Enfin l’adhésion et la normalisation (« c’est beau une bête et c’est tellement plus simple d’être comme tout le monde »). Comme dans la pièce, il ne reste plus qu’une petite voix de résistance, la seule en langage humain portée par le seul rescapé. Une voix qui ne peut plus être entendue par personne : « je ne capitulerai pas ».
C’est Mahmoud Darwich qui aura le dernier mot : « Pense aux autres » nous dit le grand écrivain palestinien : quand tu fais la guerre, règles ta facture d’eau, rentres chez toi, comptes les étoiles… pense à ceux qui réclament la paix, qui tètent les nuages, vivent sous les tentes, ne peuvent rêver, et à tous ceux qui ont perdu le droit à la parole. En Israël, le titre du film d’Amos Gitai est celui d’une chanson qu’on entend dans le film : It’s Not Over Yet (Ce n’est pas fini). Si c’est d’espoir dont il s’agit, puisse-t-il dire vrai !
ÉLISE PADOVANI
Shikun, de Amos Gitaï clôt la trilogie initiée avec Un Tramway à Jérusalem et Laïla in Haifa
En salles le 6 mars
Le film était à la 74è Berlinale, Section Berlinale Special