Polyphonique, féministe et fantastique, sontitre est emprunté au Goût du Néant de Baudelaire, en exergue du roman : « Résigne-toi mon cœur, dors ton sommeil de brute ».
Aucune résignation, pourtant, dans ce roman combatif où l’on retrouve des femmes rudes et douces, des hommes violents ou protecteurs. Ces personnages, qui explorent la maternité, la paternité, le couple, la transmission, sont en butte aux dominations masculine et sociale comme dans Le Cœur cousu, le Domaine des murmures ou La Terre qui penche. Mais cette fois le roman est écrit au présent, dans une ambiance de fin du monde inspirée du Covid, et de la destruction capitaliste du monde : une épidémie fulgurante, venue des rêves d’enfants, empoisonne le réel, plongeant l’humanité dans des fléaux bibliques qui surviennent à heures fixes, en suivant la révolution terrestre. La survie de l’humanité est en jeu, et le Néant aux portes.
Contamination des imaginaires
Au cœur de cette histoire universelle celle d’une femme, Eva, médecin du sommeil, qui fuit son mari en emmenant sa fille Lucie en Camargue, et tombe, au cœur du delta, sur Serge qui sauve une oie sauvage : est-il un ogre ou un chevalier solitaire ? Le roman fait alterner les points de vue d’Eva, qui dit « je », de Serge, qui se parle à lui-même, de Pierre le mari qui n’a droit qu’à un « il », et d’autres voix encore qui se tissent, enfants du monde, chasseur brutal, capitaliste repenti, chamane centenaire.
Réaliste, clinique même, peu encline à des explications surnaturelles, Eva apprend à dompter le surgissement fantastique, l’incursion des rêves dans le réel, en mode survie au milieu des marais mouvants, des chevaux et des oies sauvages, des insectes, des herbiers et des cris. Le lecteur, qui comprend plus vite qu’elle, grâce aux fils narratifs tissés, ce qui lui arrive, est pris, lentement puis sûrement, dans une intrigue qui s’épaissit et s’accélère, des récits oniriques somptueux, des sentiments maternels et amoureux profonds et justes, une nature hostile et belle décrite en des coups de pinceaux magistraux. Jusqu’au terme. Au néant ?
AGNÈS FRESCHEL
Dors ton sommeil de brute, de Carole Martinez
Gallimard - 22 €
Sorti le 15 août