Non, il ne s’agissait pas de la version théâtrale d’un remake du film d’Almodovar Les amants passagers ni d’un scénario modelé pour une fantaisie d’Özpetek, comme Le premier qui l’a dit, malgré le titre définitivement ambigu ! Docteur es rire, auteur du monumental Rire (le) de résistance, De Diogène à Charlie Hebdo (Beaux Arts éditions), Jean-Michel Ribes a déjà abondamment illustré la littérature d’humour. Il signe ici un nouvel opus qui joue sur l’infinie palette des ressorts comiques, avec une maestria qui s’appuie sur des comédiens complices semblant réinventer le texte tout au long du spectacle, jonglant avec les codes de la représentation. Robert Hatisi et Jean-Luc Vincent, cocréateurs du collectif Les Chiens de Navarre incarnent respectivement les personnages de Bob et Lionel Barnette. Le premier, chanteur de troisième zone veut à toute force composer l’hymne du futur régime bientôt instauré par le « Putschicador » libérateur, Toups (Bastien Ehouzan), un révolutionnaire exalté, mais nul en espagnol, langue du pays qu’il est censé « libérer ». Le second est un universitaire spécialiste du vivant, époux d’Yvonne Barnette (fabuleuse Joséphine de Meaux) pâtissière en Indre-et-Loire.
Champagne, cacahuètes et chair fraîche
Les Barnette sont les seuls survivants, suppose-t-on d’abord, d’un crash, quelque part sur un sommet de la Cordillère des Andes avec, pour survivre, une impressionnante quantité de quarts de bouteilles de Champagne, 5218 sachets de cacahuètes salées et, pour les changer de cet « ordinaire », la viande de toute une équipe de footballeurs, entraîneur compris, dont il ne reste qu’un pied (Yvonne :« Regarde dans la glacière, il ne reste pas du footballeur ? »). Un morceau de choix est préservé par Yvonne pour la Noël : la cuisse du steward qui s’est comporté en héros. Lionel manque de « moelleux » envers sa femme, tandis qu’elle-même développerait des « idées grues » (adjectif savoureusement composé à partir de son « incongru » contraire), l’inverse absolu de la capacité à inventer ou fabriquer des utopies. Le pragmatisme le plus terre à terre ouvre le champ à la satire. La pièce donnée pour la première fois en 1990 a gardé toute sa fraîcheur, même lorsqu’elle traite de la révolution dans un univers qui tient des BD de Tintin où sévissent le dictateur Tapioca et le général Alcazar. La légèreté du ton souligne, par sa force de distanciation, les tragédies contemporaines, et guide nos personnages dans la forêt amazonienne où Yvonne, subjuguée par Toups, est devenue la cheffe illuminée de la petite troupe. Le chant traduit les exaltations, sans doute seule réponse valable aux situations impossibles dans lesquelles les protagonistes se retrouvent. Les dialogues sont réglés au cordeau de l’humour noir. L’absurde nimbe l’ensemble avec jubilation. Les comédiens sont ébouriffants de verve comique, que ce soit dans leur répliques ou leur performances silencieuses. Bref, La cuisse du steward (qui n’oublie pas les références à L’aile ou la cuisse, entre autres rapprochements potaches) a toutes les qualités d’un classique, joignant à son caractère déjanté une dimension humaniste, dans une scénographie fantastique et efficace. On est au théâtre et tout peut arriver !
MARYVONNE COLOMBANI
La cuisse du steward a été joué du 19 au 21 octobre, au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence.