Avec ses grands yeux clairs pétillants, sa chevelure couleur de nuit et son sourire des plus lumineux, Ornella Dussol a quelque chose d’une héroïne de conte de fées. Mais pas un conte de fée comme les autres. Plutôt une histoire bien ancrée dans le réel, avec une pointe de gouaille gitane, dont l’apogée se déroule le 9 novembre dernier. Ce soir-là, la jeune femme de 30 ans monte sur la scène du théâtre Jean Vilar à Montpellier, à l’occasion de la première de Pink !, nouvelle création de la compagnie locale La Chouette Blanche. Ornella y joue son propre rôle : celui d’une jeune femme du quartier gitan de la Cité Gély qui réalise son rêve de petite fille de faire du théâtre. Au risque de déplaire à la communauté gitane, dans les normes de laquelle elle ne rentre pas complètement, ne serait-ce parce qu’elle a choisi de partir en quête d’émancipation au lieu de fonder une famille. Et puis d’habitude, ce sont les hommes qui prennent la parole.
Le théâtre se retrouve sur sa route un peu par hasard. En 2017, elle est embauchée par La Vista, salle située dans le quartier prioritaire de Figuerolles, pour s’occuper de l’accueil et de la billetterie, mais aussi pour de la médiation de quartier et de l’accompagnement des scolaires. Deux ans plus tard, le théâtre déménage un peu plus loin, au cœur du quartier gitan de la Cité Gély, lui aussi en zone prioritaire, dans l’enceinte d’une ancienne chapelle désacralisée aux vitraux multicolores. À deux pas de chez Ornella. Au même moment, Azyadé Bascunana, directrice de la compagnie La Chouette Blanche, débute une résidence au long cours dans les lieux avec un désir d’immersion dans cet univers gitan qui la fascine. La comédienne et metteure en scène organise des ateliers de théâtre et des « boums gitanes » réservées aux femmes du quartier dont elle collecte les paroles après avoir réussi à gagner leur confiance. Un jour, pendant un « labo de recherche », une séance de travail à laquelle elle invite plusieurs comédiens et comédiennes, Ornella se retrouve sur scène sans vraiment l’avoir planifié : « Je croyais l’aider… et puis je suis restée ! ».
Une rencontre qui fait « boum »
C’est le déclic, la jeune femme impressionne tout le monde. Y compris Marielle Rossignol, une photographe montpelliéraine qui s’intéresse de près au travail d’Azyadé Bascunana au sein de la communauté gitane. « Je vois sur scène Ornella en train de lire du Tchekhov, elle n’a plus d’accent, c’est étrange. Je trouve que cette gitane a vraiment un truc : on ne voit qu’elle, elle est solaire. » De toute évidence, Ornella a le spectacle dans le sang. Au propre comme au figuré : « Du côté de son père, elle descend d’une grande famille de cirque originaire des pays de l’Est, les Kerwich. Mais ça, elle ne nous l’a pas dit tout de suite », sourit Jonathan Chevalier, directeur du théâtre La Vista. Après avoir eu son accord, Marielle Rossignol commence à photographier la jeune gitane pour « raconter son histoire ». Très vite, il y a un deuxième « labo » à l’occasion d’une résidence à Marseille au printemps 2021. C’est la première fois qu’Ornella sort de son quartier aussi longtemps. À la fin de la session, c’est décidé : l’apprentie-comédienne fera partie de la future pièce de la compagnie. « Je cherchais le lien avec le réel tout en me posant la question de la légitimité. Ornella était le réel qui rentrait sur le plateau », se remémore Azyadé Bascunana. Alors que réalité et fiction se mêlent dans la création, une grande place est laissée à une écriture de plateau sur-mesure : « J’ai tout de suite été séduite par son vocabulaire, elle trimballe avec elle une langue, une parole brute qui devient poétique par les images qu’elle créé ». Un sens de la punchline à savourer à la ville comme au spectacle : « La petite sirène, c’est mon Mickey préféré ! », « Je n’ai pas le bon dictionnaire », « J’ai une vie très dramaturgique »…
La peur d’être jugée
Les premières représentations sont un véritable ascenseur émotionnel pour la débutante : « Je n’ai pas réalisé jusqu’au jour J, j’ai pris ça pour un jeu. La veille, lors de la représentation scolaire, j’ai eu peur, je pleurais, je ne me sentais pas capable ». Une pression d’autant plus importante qu’elle ne souhaite pas, jusqu’à la première, que son entourage soit au courant. Sa mère fait partie des rares personnes à connaître son secret. « Je leur ai caché jusqu’aux dernières minutes. Y’en a pas qui font du théâtre chez nous ! », souffle Ornella. Comme elle le dit dans le spectacle : « j’ai peur d’être jugée, c’est comme ça chez nous. » Avant de reconnaître, soulagée après un baptême du feu devant une salle comble parsemée de petits groupes de la communauté gitane, que « ça leur a plu. »
« Finalement c’est maintenant que les choses commencent pour elle », note Marielle Rossignol dont le projet photographique s’envisage maintenant sur la durée. « J’ai envie de montrer ce que jouer sur scène change dans sa vie. » Avec un défi : la jeune comédienne ne raffole toujours pas de se voir en photo. « Il faut encore qu’elle apprenne à s’aimer », remarque Azyadé Bascunana. Plusieurs dates sont prévues dans la région Occitanie, mais peut-être assez pour que Pink ! puisse « faire un carton » selon les vœux d’Ornella dont les yeux brillent quand elle confie : « Mon rêve est de jouer dans un film, par exemple la femme de Zorro, je kiffe ! ». La route sera peut-être longue pour celle qui ne perçoit pas complètement sa métamorphose : « Je ne réalise pas, je suis pas comédienne, je ne joue pas un rôle. » Tout en étant reconnaissante des bonnes fées qui l’ont conduites au bon endroit au bon moment : « Ça a été la chance de ma vie ! Je suis fière d’avoir réussi, de donner un autre regard sur les gitans. Et puis j’aide les autres femmes gitanes à réaliser leurs rêves. » Une vraie fée gitane.
ALICE ROLLAND