Des six républiques qui constituaient la Yougoslavie, seule la Slovénie appartient à l’Espace Schengen, devenant de ce fait une des portes possibles de l’Europe pour la migration clandestine. Tout au long de la rivière Kupa, frontière naturelle entre la Slovénie et la Croatie, enjambée par des ponts sous lesquels Croates et Slovènes faisaient autrefois l’amour et sur lesquels s’organisent tous les ans des fêtes communes, le gouvernement slovène a installé une barrière de fils barbelés. La réalisatrice Tiha K. Gudac dans The Wire, présenté au Primed dans la Section Enjeux Méditerranéens, chapitre par chapitre, chronique les effets de cette clôture d’acier sur les frontaliers. Dans cette paisible région d’eaux et forêts, prisée des touristes, rien n’est plus comme avant. L’eau de la Kupa comme celle de la Méditerranée demeure un lieu de loisirs nautiques mais devient le linceul de ceux qui s’y noient. Dans les communautés s’opposent ceux qui aident les réfugiés et ceux qui les pourchassent. Certains pensent égoïstement que les barbelés sont inefficaces pour arrêter des gens qui fuient la misère ou la guerre, et ne font que rendre la vie plus difficile aux résidents : « Nous sommes limités dans tous les sens du terme », déclare l’exploitant d’un centre touristique. D’autres, qui comme celle appelée affectueusement par les migrants Mama, leur apportent vivres, vêtements, et chaleur humaine parce qu’agir ainsi leur semble évident. Et puis, il y a les gens qui entretiennent la paranoïa, s’improvisant auxiliaires des autorités : « ces migrants ne sont pas armés comme les forces nazies mais c’est une invasion », affirme un homme dont le grand-père anti fasciste gît dans une ancienne fosse commune de la « jungle ».
Récits choraux tragiques
Ironie de l’Histoire, les anciens bunkers italiens servent d’abri aux migrants et les héritiers des luttes anti fascistes agissent comme des fascistes. La réalisatrice filme ce paysage paradisiaque, déjà théâtre des horreurs d’une ancienne guerre. Les étoiles jaunes du drapeau européen dansent en rond sur le fond bleu, près des boucles d’acier qui parcourent champs et bois. Dans la première moitié du documentaire, les réfugiés restent hors champ, leurs récits choraux tragiques s’entendent tandis que la caméra s’enfonce dans les bois ou parcourt la surface de la Kupa. Ils s’intercalent aux séquences consacrées aux efforts des associations pour célébrer l’amitié slovéno-croate. Le corps des « clandestins » n’apparaît que plus tard, pieds blessés, jambes bandées. Puis des visages de jeunes hommes joyeux malgré les épreuves. A la fin resteront à l’écran les traces de leur passage : hardes accrochées aux branches ou abandonnées, recouvertes de terre. Sans discours moralisateur, la documentariste juxtapose le rire des vacanciers et des marathoniens, lors des fêtes locales et l’intolérable souffrance des migrants, la générosité des uns et l’égoïsme des autres, la beauté d’une nature sans frontière et l’absurdité des murs qui s’érigent là et ailleurs, pour arrêter une vague migratoire qui ne peut que s’amplifier au vu des catastrophes climatiques annoncées. Le film, qui fait partie du projet d’une compilation de six films documentaires sur ces « barrières anti-migrants » en Europe, sonne comme une chanson triste, lancinante, et n’en a que plus de force.
ELISE PADOVANI
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