L’originalité du roman repose sur la connaissance intime du métier et de l’institution, l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, qui lui donne la valeur d’un documentaire objectif. Mais il est pétri de subjectivité, restituant le travail d’identification qui affecte le for intérieur du personnage principal. La minutie d’entomologiste, chez cette « fée carabine » qu’est la narratrice, s’allie à la dérision, voire à l’autodérision, afin de montrer de l’intérieur le fonctionnement d’un service de chirurgie viscérale, avec ses routines et ses moments de grâce, au bout d’un stylo que l’écrivaine tient comme un scalpel.
Là réside un espace d’écriture, littéraire et ethnographique, qui s’abreuve aux cadres de l’expérience vécue par la narratrice, à ses tourments intérieurs décrits de manière clinique. Il emprunte au vocabulaire des métiers de la santé et de ses figures cardinales, depuis le carabin jusqu’au chirurgien, depuis le disciple jusqu’au maître.
Il est traversé par deux métaphores, l’une animale, équine, l’autre élémentaire, aquatique. Le poulain se remet entièrement au pouvoir arbitraire d’un mandarin tandis que l’eau s’infiltre dans tous les espaces hospitaliers, saturant, comme dans notre période de pandémie, les services (le roman nous épargne cependant la référence à ce contexte).
Bestiaire fantastique
Quand la prose cesse d’être documentaire et clinique, elle s’enroule autour de plusieurs moments consacrés à décrire la musique, celle, ô combien savante et cérébrale, de Jean-Sébastien Bach, dans sa nature et ses effets : la bande-son d’un bloc chirurgical, qui permet au geste professionnel de mieux se concentrer, au regard et à la main de mieux scruter et palper. Deux éléments corporels sont particulièrement décrits, appréhendés par les mots : la voix et son grain, la main et son geste, uniques pour l’une et l’autre. Il s’agit de la voix de son maitre : « R », le grand patron charismatique du service, et de ses mains miraculeusement expertes.
L’écriture de Jessica Knossow est vivante et constamment dialogique (à la manière d’une hypotypose) ; elle restitue la vive incertitude d’une carrière professionnelle sous la forme d’un conte philosophique, dont les personnages sont, comme dans les fables de La Fontaine, des figures animalières : cheval, rat, ou encore chien. Chaque collègue de la narratrice correspond à une race de cheval – sachant qu’elle a passé son enfance dans un élevage équestre – en fonction de son apparence, de son caractère et de sa place dans l’organigramme du service de chirurgie digestive – spécialité qui n’est sans doute pas neutre en ce qu’elle intervient sur les entrailles de l’humain.
Ce bestiaire fantastique et symbolique, comme chez La Fontaine, dénonce les travers de notre époque où la loi de la rentabilité – le Chiffre, audit comptable qui vise à optimiser la gestion d’un service de santé – prime sur la loi morale et le serment d’Hippocrate. De fait, l’eau, autre élément fantastique et symbolique, commence à engloutir cette ville dans la ville qu’est l’hôpital de la Pitié Salpêtrière.
Ce roman est donc initiatique, en ce que le personnage principal, « trouve son maitre » et l’intègre à son activité professionnelle de médecin selon un processus que seule la lecture du roman permet de comprendre en profondeur.
FLORENCE LETHURGEZ
Le Poulain, de Jessica Knossow
Denoël, 16 €