S’entretenir avec Nahla Chahal n’est pas une mince affaire. Rendez-vous est pris par visioconférence « sauf si la guerre s’étend et qu’on nous coupe les connexions ». Une phrase qui fait froid dans le dos tant l’actualité au Proche-Orient se télescope avec fracas au thème choisi pour la 30e édition des Rencontres d’Averroès : « Tout empire périra ? ».
Le dimanche 19 novembre 2023 se tient la quatrième et dernière table ronde de ces Rencontres. L’occasion de s’extraire de la notion d’empire pour aller « au-delà » et tenter de trouver des « salves d’avenir » selon les mots de Thierry Fabre empruntés à René Char. D’avenir, il est peu question au Liban dans un pays où « l’on vit au jour le jour » selon Nahla Chahal, rédactrice en chef du journal libanais Assafir Al-Arabi, invitée de cette table ronde.
Pauvreté, faim et corruption
Dans un contexte de crise politique et économique, la guerre Israël-Hamas vient jeter de l’huile sur le feu social qui embrase déjà le Pays du cèdre. 80% de la population libanaise vit sous le seuil de pauvreté en 2022, selon les estimations de l’Onu. La faim tenaille près de deux millions d’entre eux sur fond de dévaluation de la livre libanaise et d’inflation. Mais derrière tous ces chiffres, il y a des vies humaines. « C’est un contexte de misère ! » alerte Nahla Chahal.
Dans un pays considéré autrefois comme la « Suisse du Moyen-Orient », l’électricité n’est disponible que deux heures dans la journée. « L’eau que l’on boit est gravement polluée » tandis que le système éducatif est « en train de s’effondrer complètement » témoigne-t-elle. Elle affirme que pour 100 dollars d’aide internationale pour les écoles publiques, 1% de cette somme se retrouve réellement dans les infrastructures. Preuve s’il en fallait du niveau élevé de corruption dans le pays… sous l’œil complice des Occidentaux, selon la militante franco-libanaise.
L’ombre portée des empires
Les puissances étrangères, dont la France, achètent un « semblant de paix sociale » par les aides financières accordées au pays. Semblant car l’argent n’arrive jamais dans la main des Libanaises et des Libanais du fait d’un « inimaginable » réseau de corruption.
Puis, l’ombre de l’ancien empire colonial français n’est jamais bien loin. L’ancien ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a été envoyé au Liban par Emmanuel Macron le 7 juin 2023 afin de trouver une issue à l’impasse politique. Mais pour Nahla Chahal, « il ne suffit pas de débarquer avec des grands principes ». Elle juge l’attitude de la France « hautaine » si ce n’est « franchement inutile » tant les émissaires tricolores ne connaissent pas la culture du compromis qui prévaut historiquement au Liban.
L’après-empire selon Nahla Chahal Pour la militante franco-libanaise, l’empire est une grille de lecture du passé. Dans un monde où le « pouvoir est fluide », les définitions antiques de l’empire ne tiennent plus. L’après-empire, c’est se soucier de l’avenir. Autrement, c’est ce même « futur sans avenir » libanais qui guette le monde entier.
Au-delà de l’attitude française qui frise le néocolonialisme, c’est la vision des Occidentaux vis-à-vis de ce pays qui est à blâmer. « C’est compliqué » est peut-être la phrase la plus prononcée par Nahla Chahal lors de l’entretien. Diversités ethnique, linguistique ou confessionnelle se concentrent ici. « Vers l’Orient compliqué, je voguais avec des idées simples » disait en son temps le général Charles de Gaulle. Une phrase plus actuelle que jamais…
« Un futur sans avenir »
Le portrait dépeint du Liban est sombre. Mais quid de l’avenir ? Pas radieux non plus, selon la chercheuse franco-libanaise. Les bombardements israeliens se multiplient dans le Sud du pays, région dominée par le Hezbollah, groupe armé chiite et allié du Hamas palestinien. La crainte d’un débordement du conflit au Liban est dans toutes les têtes. « Tous les matins, on se réveille en se disant : “Ouf, il n’y a pas eu d’escalade cette nuit”. »
Pour Nahla Chahal, « un futur sans avenir » attend le Liban reprenant ainsi une formule de l’écrivain Daniel Pennac. Et cette incertitude plane également sur la venue de la journaliste à Marseille le 19 novembre prochain : « Je ne peux pas tourner le dos à mon pays, venir à une conférence, qui m’intéresse beaucoup par ailleurs, et risquer de ne pas pouvoir rentrer chez moi si Israël lance son offensive. »
LIZA COSSARD ET GARIS GENTET
Les fossiles des empires européens Pour le géographe français, Michel Foucher, le vieux continent est entré dans un système post-impérial : « les empires n’existent plus en Europe, sauf en Russie ». Toutefois, même si les anciennes frontières des empires n’existent pas matériellement sur les cartes, elles sont présentes dans les mentalités. Michel Foucher parle de frontières-fossiles. Et ces limites fantômes continuent de peser sur les comportements socio-politiques. Dernier exemple de cette empreinte impériale : les élections générales en Pologne le 15 octobre dernier. L’ancien territoire tsariste et austro-hongrois de la Pologne a majoritairement voté pour les conservateurs. Tandis que la région historiquement dominée par l’empire allemand et la Prusse, davantage modernisée, a voté pour Donald Tusk, le candidat pro-européen. Pour Michel Foucher, « le rideau de fer n’existe plus, mais dans les têtes, il a encore un effet ». L.C. ET G.G.