L’écriture d’Agnès Mathieu-Daudé emporte le lecteur jusqu’à la pensée intime de la narratrice principale : « Élevée sur le tremplin de la frustration, Suzanne Valeyre était prête à être propulsée le plus loin possible. » Ce travail de la pensée, travail de re-construction identitaire, forme la matière principale du roman. Il est rendu particulièrement éprouvant par la transplantation du personnage d’un milieu modeste à un milieu doré, à la faveur du mariage improbable de cette belle française avec Paolo. Ce dernier est l’héritier d’un riche capitaine d’industrie italien, Ercole Signorelli, spécialisé dans la fabrication de roulements à billes, entrant dans la fabrication d’armements.
La psyché individuelle des personnages s’inscrit dans l’histoire italienne du milieu du siècle dernier, qui voit l’émergence conjointe du fascisme et de l’industrie pétrolière, après celle du charbon. Aussi, un deuxième travail auquel se consacre Suzanne structure le roman. Il consiste à enquêter sur le kidnapping de Paolo enfant, en 1976, à la faveur d’une révélation fortuite. Cet événement prend la forme confuse et obstinée du secret de famille, qui définit le rapport au monde des Signorelli : « Taire des choses importantes, est le b.a.-ba des affaires ». En revanche, l’ancien métier de journaliste de Suzanne commande sa relation au monde, sous les formes conjointes d’une mauvaise conscience et d’une quête de vérité dont on ne sait jusqu’où elle la conduira…
Western spaghetti et comédie de mœurs
Le texte procède de flash-back en flash-back, insérés dans le présent, qui balisent plusieurs histoires et mémoires : histoire de l’Italie, storytelling de l’entreprise, histoire de famille, l’ensemble étant réuni par les forces conjointes de l’héritage et de la filiation. Le passé – la poignée de main entre Giorgio Signorelli, grand-père de Paolo, et Mussolini en 1938 – est ramené à l’actualité, sur des questions d’écologie ou encore de flux migratoires (les migrants étant ces fameux marchands de sable).
Le référent cinématographique, propre à la génération d’Ercole, est récurrent. La beauté des corps, dans ce monde de l’apparence et du décorum, est une ressource sociale centrale. Pour l’inoxydable mère de Paolo, « on ne laisse pas son corps à l’abandon ». Mais les descriptions des paysages sardes, au présent, ont un souffle poétique, puisant dans la beauté authentique et vulnérable de la nature, Suzanne étant particulièrement sensible à la dégradation écologique de l’île.
L’écrivaine aime saisir ses personnages de l’intérieur, à l’aide d’une minutieuse écriture du ressenti. Elle est équilibrée par la prise de distance qu’apporte un humour qui affleure constamment sous les mots : « la grotte dédiée à Tanit […] sur le sol de laquelle s’amoncelaient porte-bonheur et autres ex-voto […], et même un préservatif non usagé, qui n’avait a priori pas grand-chose à faire dans un lieu dédié à la déesse de la fertilité […] ». Le marchand de sable qui traverse le roman comme les rivages de Sardaigne invite ici à ouvrir les yeux.
FLORENCE LETHURGEZ
Marchands de sable, d’Agnès Mathieu-Daudé
Flammarion – 21 €