Alors que les moyens alloués à la médiation culturelle et à l’éducation populaire se sont réduits comme peau de chagrin, le reproche d’élitisme surgit de plus en plus fréquemment dans les conversations autour de l’offre culturelle. Elle serait adressée à des publics trop âgés, trop profs, trop blancs.
Qu’est-ce à dire ?
Il y a 135 ans un jeune homme de 15 ans écrivait Ubu Roi, parodie d’un Hamlet roturier qui s’empare du pouvoir, des phynances et plonge son pays dans la merdre. Les Ubu depuis ont fleuri jusque dans les démocraties, élus par des peuples qui préfèrent leurs excès destructeurs à l’élaboration progressive du bien commun.
Depuis l’avènement de la République s’opposent à ces Ubu, ces Caligula, les poètes et intellectuels. Puis le peuple, qu’ils éclairent souvent. L’élite intellectuelle, contrairement à l’élite économique, a longtemps accompagné, voire guidé et précédé, la dénonciation de l’esclavage et de l’impérialisme, les luttes décoloniales, les féminismes, le combat contre la pauvreté…
Mais dans une société où la chaîne C8 tient lieu de baromètre et où les medias sont aux mains de quelques grandes fortunes très à droite, les professions intellectuelles sont isolées et accusées de wokisme, remplacées à la Une des journaux par les stars du Paf, et par les influenceurs dans les consciences. Les Ubu n’ont plus besoin de la force des armes pour s’emparer du pouvoir, notre « temps de cerveau disponible » étant, depuis la privatisation des médias de masse, entièrement entre leurs mains.
Il reste dans notre pays quelques lieux où la résistance est possible : les médias indépendants, l’université, la plupart des lieux culturels. Pour s’en emparer et conserver le pouvoir les Ubu, les Berlusconi, les Trump, n’ont plus besoin d’autodafé : ils les achètent ou les mettent en doute. La tâche est facile : les intellectuels adeptes de l’autocritique, culpabilisés quand ils viennent des élites économiques, et aussi quand ils sont transfuges de classe, offrent peu de résistance au reproche d’élitisme.
Certains, pourtant, ne sont pas dupes. Dans une lettre ouverte à leur Président Pierre Olivier Costa, en fonction depuis un an, une partie de personnel du Mucem écrit : « Nous regrettons amèrement que […] la richesse apportée à notre établissement par le monde de la recherche et de la création soit jugée élitiste. » Au delà de la souffrance au travail, qui n’est pas une nouveauté au Mucem, les conservateurs redoutent la perte de sens progressive de cet établissement d’État, son recentrage sur l’héritage du musée des arts et traditions populaires. Décentralisé à Marseille, le Mucem est aussi, surtout, le musée de la Méditerranée, avec ses conflits, ses exils, ses cultures plurielles. Sa complexité, qu’il ne suffit pas d’amoindrir pour qu’elle disparaisse.
AGNÈS FRESCHEL