Pour héberger toutes les idées de Wajdi Mouawad, il en faut de la place. Et le grand plateau du Théâtre des Salins n’était pas de trop pour accueillir la création de cet auteur libano-québécois maintes fois salué pour ses pièces, films ou romans. En guise d’introduction, c’est le metteur en scène lui-même qui prend la parole au plus près d’un public encore bruyant. Il est drôle, caustique, et confie : « je n’ai pas pleuré depuis la mort de ma mère en 1987 ». Dans Mère, Wajdi Mouawad poursuit le cycle autobiographique qu’il a entamé avec les solos Seuls et Sœurs. Un troisième opus où il s’intéresse aux cinq années passées à Paris après avoir fui le Liban en guerre dans les années 1980, avec sa mère comme personnage central.
Sur la scène, nous voici dans l’appartement qui accueille cette famille de réfugiés. Sa mère cuisine, silencieuse – elle ne le restera pas longtemps – et l’on comprend rapidement toute la détresse de cette femme contrainte à l’exil. Autour d’elle il y a Wajdi, jeune, interprété par Loucas Ibrahim et sa sœur, Odette Makhlouf, qui apprennent tous deux à vivre à la française. Wajdi Mouawad reste souvent sur scène, aide à la scénographie, tel un fantôme regardant son passé. Toute la famille est tiraillée entre son obligation de vivre en France – où le taboulé n’est pas bon – et la difficulté à prendre des nouvelles du père, resté à Beyrouth pour le travail, faisant craindre le pire à la mère.
Cette dernière, interprétée par une formidable Aïda Sabra, n’est que bruit et fureur. À la fois drôle et pathétique, elle dirige sa famille d’une main de fer, hurle toute sa haine des chrétiens, des arabes et des juifs. On apprécie aussi cet incroyable relation avec Christine Ockrent, qui était alors la présentatrice du journal d’Antenne 2, attendue comme le messie chaque soir pour avoir des nouvelles du Liban. Une Christine Ockrent qui tient d’ailleurs son propre rôle sur scène, avec la rigueur et la classe qu’on lui connaît.
Mal de mer
Avec Mère, Wajdi Mouawad prouve une nouvelle fois son incroyable talent d’auteur et de metteur en scène. Il sublime pendant deux heures tout ce que le théâtre peut offrir de liberté créative. Il y a le jeu des comédien·nes bien sûr, mais aussi les odeurs qui se dégagent de la cuisine qui fleurent bon l’orient. Et cette langue arabe, traduite littéralement, qui offre de merveilleux ressorts comiques et poétiques. Ou encore la lumière, qui donne à chaque scène sa propre teinte, tantôt chaude, sombre ou éclatante de froideur, qui nous propulserait presque dans le cinéma de Bong Joon Ho.
Mais le talent n’excuse pas tout. Et on ne pourra que reprocher à Wajdi Mouawad d’avoir inscrit Bertrand Cantat au générique de la pièce, dont on entend quelques reprises chantées. L’auteur dit qu’il n’a plus pleuré depuis 1987, et visiblement il n’a pas versé la moindre larme pour Marie Trintignant, pourtant comédienne comme lui.
NICOLAS SANTUCCI
Mère de Wajdi Mouawad était donné les 9 et 10 février au Théâtre des Salins, Martigues.