Plan d’ensemble d’un quartier de Amman. Petits immeubles de béton gris ; profusion de fils électriques ; terrain vague. La caméra se resserre sur un soutien gorge rose accroché à des branchages. Une femme derrière une fenêtre grillée cherche à le récupérer sans se faire voir avec un balai. Première séquence surprenante : glissement du général au particulier, intrusion incongrue d’un objet intime sur la voie publique comme une transgression involontaire. Le cinéaste l’affirme : son film racontera « une histoire de survie, d’émancipation, d’espoir contre la domination d’un patriarcat oppressif »
Nawal, trentenaire, mère d’une fillette, perd brutalement son mari. En l’absence de fils, les biens du couple, maison, et pick-up acheté à crédit, reviennent de droit à la famille du défunt. Qu’importe si Nawal a participé à leur acquisition par sa dot et son salaire d’aide-soignante. Qu’importe si elle se retrouve sans toit, si Rufqi (Haitham Omari) l’oncle paternel lui enlève sa fille : « quand une femme perd son mari, elle perd tout » lui rappelle une des femmes en tchador – semblable à un agent de la police des mœurs iranienne. Elle n’oublie pas au passage de lui lister les interdits liés à son nouveau statut. Mais Nawal qu’on aimerait soumise à son destin, donnant le bon exemple à sa fille, va se rebeller. D’abord en douceur, sans élever la voix, puis de plus en plus violemment, à mesure que les injustices se dressent devant elle. Abandonnée par un frère lâche et veule, harcelée par un beau-frère cupide.
Chrétiens, musulmans : mêmes coups bas
Le film d’une veine farhadienne, inspiré par le vécu des Jordaniennes, soignant le naturel des dialogues (co-écrits par deux femmes, Rula Nasser et Delphine Agut), devient alors un suspense au rythme soutenu, une course contre la montre et une descente aux enfers pour l’héroïne superbement interprétée par la Palestinienne Mouna Hawa. Le réalisateur privilégie les lieux clos, refuges ou prisons. La maison de Nawal aux pièces exiguës, dans un quartier populaire où tout le monde surveille l’autre. La maison bourgeoise des quartiers Ouest où Nawal s’occupe d’une grand-mère impotente, subit le mépris de classe de sa patronne et la mauvaise humeur de sa fille Lauren (Yumna Marwan). Deux mondes en opposition et en écho.
La riche famille chrétienne dont on ne voit que les femmes, sur trois générations – grand-mère, mère et fille – et la famille musulmane de Nawal, partagent les mêmes lois « tordues ». Lauren ne peut pas divorcer d’un mari infidèle qu’elle n’aime plus, ne peut pas avorter d’un enfant qu’elle ne désire pas. Malgré son argent et ses cheveux au vent, elle n’est pas plus libre que Nawal. L’une ne veut pas enfanter, l’autre a besoin d’enfanter. Aucune ne possède vraiment son corps. Leur complicité de circonstance ne peut être amitié mais elles sont toutes deux, les victimes de règles patriarcales soutenues par la justice religieuse et gouvernementale, admises comme une normalité. Des règles intériorisées par les femmes elles-mêmes qui les transmettent. La liberté au féminin c’est haram ! En revanche, tolérer l’infidélité et la violence des maris, la spoliation d’un beau-frère cupide, tout supporter sans faire de vagues, c’est s’en remettre à la volonté divine, invoquée à tout bout de champ.
En jouant la montre pour retarder son expulsion, Nawal goûte à des victoires fragiles et provisoires – dont, et ce n’est pas la moindre, apprendre à conduire avec un kiné amoureux. Comme le réalisateur, elle donne quelques coups de griffes au système, sans entamer son pouvoir de nuisance. Car au bout du compte c’est bien Allah qui décidera si Nawal peut avoir un fils et garder son héritage. Inchallah !
ÉLISE PADOVANI
Inchallah un fils, de Amjad Al Rasheed
Festival de Cannes 2023, Semaine de la Critique, Prix Fondation Gan à la diffusion
En salles le 6 mars