La tragédie d’Euripide est un de ces grands textes antiques dont on ne sait trop ce qu’ils disent, sinon que la loi des dieux gouverne les mortels et impose quelques principes : l’accueil des étrangers, la protection des faibles et en particulier des hôtes, mais aussi les irréductibles supériorité des Grecs et infériorité des femmes. Ces principes, interrogés aujourd’hui, apparaissent à la fois comme étonnamment protecteurs et éminemment archaïques et violents. Car Hécube, reine troyenne dont les Grecs viennent de sacrifier la fille pour obtenir des vents favorables, demande justice non pour cette Polyxène mais pour son plus jeune fils tué lui aussi, mais par un Thrace. Les Dieux et les Grecs, qui ont sacrifié sa fille, lui viendront en aide pour venger son fils, en lui permettant d’aveugler le roi Thrace mais aussi d’assassiner ses deux enfants. Une « justice » qui a tout d’une vengeance, comme le fait remarquer Denis Podalydès, qui joue Agamemnon, mais aussi le juge de l’intrigue contemporaine.
Car Hécube, pas Hécube n’est pas Hécube, mais un jeu autour des répétitions, par les Comédiens-Français, de la deuxième partie de la pièce, une fois la mort de Polyxène évacuée, concentrée sur la mort du fils et la vengeance. L’actrice qui joue Hécube est aussi mère d’un enfant autiste victime de maltraitance dans un centre d’accueil. Elsa Lepoivre, magnifique, se dédouble, portant la douleur des deux mères et leur commun besoin de réparation.
Justice ou vengeance
Les analogies entre les deux histoires jettent un trouble sur les motivations des mères : Hécube est essentiellement vindicative mais la démarche de Nadia, la comédienne, n’est pas exempte de culpabilité et d’ambiguïté. Comment aime-t-on son enfant autiste qui refuse parfois les câlins, et dont on ne peut projeter l’avenir ? Que doit faire un État, ses lois, pour protéger les handicapés qui s’automutilent et ne comprennent ni les consignes ni les interdictions ? Qui est coupable, l’employé maltraitant ou l’État qui le recrute sans le former ni le contrôler ?
Protection. C’est la leçon du théâtre antique qui aveugle les coupables, les rois de Thrace et les Œdipe, qui ont manqué de clairvoyance. Le secrétaire d’État qui n’a pas réagi aux alertes et signalements de maltraitance finira comme eux les yeux crevés, hurlant de douleur. Les rois et les États doivent protéger les faibles, ou tout perdre face à la douleur et aux aboiements des mères blessées.
Théâtre et humanité
La force de Tiago Rodrigues est de tisser tout cela peu à peu, par des analogies, une grande fluidité entre les scènes où la tragédie antique se déploie, Loïc Corbery faisant face avec panache et duplicité à la vengeance d’Hécube ; celles où Nadia face au juge, à l’avocate, parle avec une humanité sensible de son fils et de ses intérêts restreints d’autiste ; et celles où tous répètent Hécube.
Car c’est le théâtre qui fait lien, offert de l’intérieur par la troupe hors norme du Français. Les spectateurs invités à leur table, dans l’intimité de leurs répétitions, assistent à leur questionnement amusé sur le texte, son racisme et son sexisme ; sur la mise en scène, le décor, les costumes noirs ; sur le jeu, les scènes chorales mal réglées, la juste hauteur d’un cri, le ressenti réel d’une comédienne qui pleure une fiction. Une maîtrise du jeu, du lieu, du temps, du texte, du sens, magistrale.
AGNÈS FRESCHEL
Hécube, pas Hécube est donné jusqu’au 16 juillet à la Carrière Boulbon
À noter
Spectacle diffusé en direct sur France 2 le 5 juillet