Le Fort Saint Jean accueille une exposition qui propose une immersion sensorielle et anthropologique dans les cultures amazighes, à travers plus de 150 objets et œuvres allant du XIXe siècle à nos jours. Portée par l’architecte et anthropologue Salima Naji, commissaire de l’exposition, et scénographiée subtilement par Claudine Bertomeu, cette proposition articule esthétique et savoirs traditionnels en mettant en valeur un héritage immémorial, inscrit dans les cycles de la vie et du vivant.
Savoirs gravés
Organisée autour des cycles de l’existence – naissance, enfance, puberté, mariage, maternité – l’exposition déploie un parcours initiatique. Elle s’ouvre sur les figures archétypales des déesses mères, symboles matriciels de fécondité, de protection et de régénération, et propose une circulation inspirée des rythmes du corps et de la nature. Parures, objets rituels, poteries, tissages, tatouages : tous portent la trace d’un langage graphique ancien, transmis de génération en génération, comme une mémoire tatouée au creux des gestes.
Le choix des objets, loin d’une démonstration d’accumulation, est guidé par une exigence didactique et symbolique. Chaque pièce raconte une histoire : celle d’un savoir, d’une transmission, d’un rituel. L’exposition fait ainsi dialoguer la tradition avec la création contemporaine, notamment à travers l’œuvre monumentale de l’artiste Amina Agueznay, engagée dans la sauvegarde du patrimoine vernaculaire marocain. Le métier à tisser, central dans l’espace d’exposition, célèbre également le lien entre nature, spiritualité et artisanat.
Une culture sans frontières
Le titre de l’exposition adopte le terme endogène Amazighes – au pluriel et dans sa forme inclusive – désignant l’être libre (par opposition à argaz, « l’homme »). Il affirme une identité fluide, transnationale, enracinée dans un vaste espace géographique allant de l’Atlantique au Nil, de la Méditerranée au Sahel. L’amazighité, comme le rappelle la carte introductive, n’est ni une nation ni un régionalisme. Elle se déploie hors des catégories territoriales étatiques et échappe aux assignations identitaires imposées.
Ce rappel est particulièrement pertinent dans le contexte français où les migrants d’Afrique du Nord sont souvent assignés au qualificatif d’« arabe », qui est l’une des composantes des habitants de l’Afrique du Nord dont nombre d’entre eux sont amazighophones – notamment kabyles, chaouis, rifains ou soussis. L’exposition invite ainsi à déconstruire les imaginaires simplificateurs.
Une universalité syncrétique
Le patrimoine amazighe, qu’il soit matériel ou immatériel, ne se limite pas à un territoire ni à une religion. Il traverse les appartenances – amazighes, arabes, juives, chrétiennes, musulmanes, animistes – et s’inscrit dans un fond symbolique partagé par de nombreuses civilisations agraires et autochtones. La « fiancée de la pluie », Tislit n Anẓar (ⵜⵉⵙⵍⵉⵜ ⵏ ⴰⵏⵥⴰⵕ), illustre cette universalité. Ce personnage mythologique, invoqué dans des rituels collectifs liés à la fertilité et à la pluie, manifeste l’interdépendance entre société et milieu naturel et l’exigence des peuples à vivre en symbiose avec leur environnement et ses ressources.

Le système graphique du Tifinagh, alphabet millénaire attesté dès le néolithique, sert de trame symbolique dans l’exposition. Ses signes, visibles sur les poteries, tapis, bijoux ou tatouages, traduisent une vision du monde où le corps, la terre et le ciel dialoguent dans une grammaire sensible. Il ne s’agit pas de folklore, mais bien d’une cosmologie vivante, toujours en transformation.
Parmi les objets présentés, les jarres et mobiliers agraires Ikufan (agadir, guelaâ, ghorfa) utilisées pour stocker blé, figues, fèves ou dattes, témoignent des pratiques collectives de subsistance et des gestes de prévoyance face aux aléas climatiques. Fabriquées en terre crue, ils portent également les empreintes d’une iconographie liée aux corps, aux saisons, et aux forces invisibles et magiques invoquant la protection.
Culture de l’oralité, elle est transmise dans les foyers, par les gestes, les chants, les contes et les tatouages. Ce savoir féminin, longtemps sous-estimé, constitue un patrimoine intime, dans les plis de la parole domestique et des corps marqués.
Longtemps reléguée à une forme d’arriération ou de barbarie – sous la colonisation comme après les indépendances – l’amazighité a été réinvestie comme fierté, ressurgissant puissamment à l’occasion des Printemps berbères (1980, 2001) ou à travers les réappropriations multiples et expressions artistiques en diaspora (voir encadré).
Pour une reconnaissance politique
C’est pourquoi l’exposition du Mucem dépasse la seule célébration esthétique. Elle invite à repenser la visibilité des cultures dites minoritaires, en particulier dans une ville comme Marseille, dont l’identité ne peut être comprise sans les apports amazighes. La reconnaissance de ce matrimoine est un enjeu politique.

Il ne s’agit pas seulement de préserver, mais de reconnaître, de nommer, de prendre place. L’amazighité, par sa richesse symbolique, par son ancrage dans le vivant, par sa portée universaliste, est un patrimoine commun.
Marseille, ville amazighe
La sociologie des dynamiques migratoires et mémorielles à Marseille révèle la présence et l’ancrage de la culture amazighe. Dès le début du 20e siècle, des Kabyles s’y installent, recrutés comme ouvriers dans les usines, les docks, ou les chantiers navals. Leur nombre croît au fil des décennies, notamment pendant les guerres mondiales, la guerre d’indépendance algérienne, puis les années 1960-1970.
Cette implantation s’accompagne de formes d’organisation communautaire, de transmission linguistique, de pratiques rituelles et festives. Elle a façonné la ville de manière durable, au point qu’on peut aujourd’hui parler d’une Marseille amazighe, au même titre qu’on évoque une Marseille comorienne, arménienne ou italienne. Les présences amazighes y possèdent une densité historique et une capacité d’expression culturelle fortes.
La scène culturelle amazighe marseillaise est foisonnante : festival Tamazgha, porté par l’association Sud Culture, activités de l’Afk13 (association franco-kabyle), de l’ACA (Association Culturelle Amazighe) ou encore de l’Institut berbère. Elle a reçu des figures emblématiques comme Idir, Takfarinas, Matoub Lounès, Houria Aïchi, ou Syna Awel, qui s’y sont produits devant des publics fervents. Le tissu associatif assure des cours de tamazight, des ateliers de danse (ballets Gouraya), des initiatives militantes pour la reconnaissance de l’amazighité comme une culture à part entière.
Amazighes
Jusqu’au 2 novembre
Mucem, Marseille
SAMIA CHABANI
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