Le 6 juin 2012, à 17 h 13, Saïd, 18 ans, délinquant récidiviste, remonte une rue étroite des pentes du quartier de la Croix-Rousse, en roue arrière sur une moto cross lancée à 80 km/h. Après quelques mètres, il en perd le contrôle. La roue avant percute en pleine tête une femme de cinquante-quatre ans, qui pédale devant lui à vélo. « Cette femme, c’était ma mère. L’hôpital Lyon Sud de Pierre-Bénite la déclara décédée une semaine plus tard ».

10 ans se sont écoulés. Devenu journaliste, Paul Gasnier, qui travaille entre autres pour Quotidien avec Yann Barthes est amené à couvrir la campagne de l’élection présidentielle de 2022. Il suit, en particulier, la montée de l’extrême droite. Assistant à un rassemblement politique à Cannes, il prend conscience que les histoires comme celle que sa famille a vécu font le lit de la progression d’un parti qui surfe sur des drames au storytelling redondant. Celui de « racailles » menaçant la vie des « bons français ». « Des gens votaient, et en masse, parce qu’ils entendaient des histoires similaires à celle de ma mère, et ces drames étaient quotidiennement utilisés pour transformer le réel en généralités ».
Cette campagne présidentielle et l’hystérie des débats sur la délinquance et l’immigration pousse Paul à se lancer dans une recherche qu’il a esquivé pendant dix ans : comprendre ce qui s’était réellement passé rue Romarin, ce 6 juin 2012, et chercher à en savoir plus sur ce motard. Durant plusieurs mois, sans colère, ni esprit de revanche, guidé par une soif d’explications, il arpente Lyon pour rassembler des fragments épars de la vie de cet anonyme et des bribes de souvenirs disséminés dans les mémoires de ceux qui l’ont connu.
Destins parallèles
Paul refait le chemin, rencontre les témoins qui, les premiers, ont aidé la victime lors de la collision. Les policiers, les avocats, les juges, les éducateurs du quartier qui ont connu Said enfant, sa sœur. Peu à peu il retisse le fil des évènements qui ont conduit cette femme de 54 ans, bourgeoise et bohème, ayant vécu en Inde, à Prague avant de s’installer à Lyon comme professeure de yoga à croiser mortellement le chemin de ce petit caïd ce la Croix Rousse.
Pierre déroule le récit de cette collision, qui n’est ni un accident ni un meurtre, encore moins une histoire de fatalité. Factuellement, analytiquement, avec lucidité, humilité, empathie et sans pathos, il reconstitue ce deuil « à haute inflammabilité politique ». « Là où la colère constituerait une fuite confortable, il y a presque une responsabilité collective à faire quelque chose de cette histoire, ne serait-ce que pour donner tort à une époque empoisonnée par le ressentiment et les regards en coin ». C’est une histoire française du début du XXIe siècle, où deux destins parallèles voués à s’ignorer se sont tragiquement percutés, dans un pays éclaté et malade. Juste, fin, précis, d’une intelligence rare, ce petit livre remarquable fera date.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
La Collision, de Paul Gasnier
Gallimard – 19 €
Paru le 21 août
Retrouvez nos articles Littérature ici