Le terme « décolonial » fait irruption dans les musées, la recherche et l’espace public, mais demeure souvent perçu comme une abstraction clivante. Réduit à des polémiques sur des statues déboulonnées ou des rues rebaptisées, il est caricaturé en posture idéologique, soupçonné de repentance. Pourtant, il renvoie à une aspiration profonde : nommer et penser l’héritage colonial, longtemps laissé dans l’angle mort de la mémoire nationale.
En France, certains découvrent brutalement la réalité de la colonisation, faute d’enseignement structuré. Le colonial n’a pas seulement été une domination militaire et politique : il était un système global, mêlant exploitation économique, extractivisme, capitalisme de prédation et racisme structurel. N’est-il pas légitime d’en reconnaître les fondements et les héritages ?
Des savoirs situés
Issu des travaux du collectif latino-américain Modernité/Colonialité, le « décolonial » met en évidence la capacité des mouvements sociaux à produire des savoirs sur la société en dehors des cadres issus des héritages coloniaux, patriarcaux ou raciaux. Mais en France, cette perspective peine à s’imposer dans les sciences sociales, en raison d’un universalisme républicain censé neutraliser les discriminations.
Or la mémoire nationale, comme l’a montré l’historien Pierre Nora, est conçue comme ciment collectif, et tend donc à effacer ou subordonner les mémoires minoritaires : coloniales, ouvrières, régionales. Le décolonial se situe précisément à la croisée de ces fractures mémorielles.
La persistance de la colonialité
La colonialité perdure de manière diffuse, dans nos institutions comme dans nos représentations. Elle s’incarne dans le racisme systémique, dans la violence matérielle et symbolique, parfois policière, qui frappe les populations racisées.
Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre, décrivait la colonisation comme une structure intrinsèquement violente, inscrite dans l’espace, le droit et les corps. Achille Mbembe a prolongé cette lecture en montrant combien cette violence persiste sous des formes sécuritaires, économiques et raciales. Autrement dit, la colonialité n’est pas un vestige : elle s’exprime aujourd’hui dans les relations sociales, la gestion des territoires et les récits médiatiques.
Les sociologues Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu ont mis en lumière une logique durable : les immigrés des anciennes colonies ont été pensés comme une main-d’œuvre provisoire, non comme des citoyens. Cette assignation a traversé les générations et marque encore les quartiers populaires : la relégation territoriale, les contrôles sécuritaires « au faciès », la stigmatisation raciale et culturelle, les discriminations à l’embauche et au logement sont réels et documentés.
L’espace urbain est devenu un instrument de discrimination où les inégalités sociales se sont naturalisées. Entre invisibilisation et politiques d’« intégration », la gestion de l’altérité reste prisonnière de l’héritage colonial.
Décoloniser les imaginaires
Depuis la création, en 2015, du collectif Décoloniser les arts autour de Françoise Vergès, il n’est plus seulment question de « diversité », de la place des artistes racisés dans les institutions. Il s’agit d’interroger aussi les programmations culturelles, la restitution des œuvres et des restes humains spoliés, et la représentation des identités minoritaires.
L’ethnographie de spectacle ou les « villages Bamboula » appartiennent désormais à un passé dénoncé. L’objectivation raciste qui les sous-tendait n’est plus tolérée dans des sociétés traversées par des identités multiples.
Le débat décolonial s’incarne aussi dans les médias, dans des portails académiques comme Marsimperium.org, mais aussi des chaînes YouTube ou des comptes Instagram, qui jouent un rôle central dans la circulation mondiale des récits. Des collectifs tels qu’Histoires Crépues, Décolonisons-nous ou Diaspolemic (voir p 18) proposent des contre-récits face aux infox et aux tentatives de museler l’histoire coloniale. Soutenus par des médias transnationaux comme AJ+ ou Blast, ces passeurs contribuent à sortir du prisme national dans lequel les médias traditionnels se sont longtemps enfermés.
Une bataille culturelle et politique
Dans un contexte national où la vie associative se fragilise et où les politiques antidiscriminations reculent, le décolonial apparaît comme une démarche essentielle pour déconstruire les stéréotypes hérités de l’imaginaire colonial.
Les consciences diasporiques, faites de pratiques sociales, culturelles et militantes transnationales, créent des ponts entre « ici » et « là-bas » et les diasporas ont un poids croissant dans les mobilisations citoyennes. Ainsi, les solidarités face aux guerres actuelles s’inscrivent dans une mémoire politique de l’anticolonial. L’occupation israélienne, héritière de logiques coloniales modernes, nourrit des mobilisations transnationales où s’expriment aussi bien des solidarités européennes que des engagements juifs en faveur de la libération palestinienne.
Le décolonial n’est pas une idéologie close, mais un processus : il interroge les mémoires, les rapports sociaux, les pratiques culturelles, pour proposer un socle émancipateur au vivre-ensemble. Dans la région artistes, chercheurs et militants en font un terrain d’expérimentation culturelle et politique. Face à la montée de l’extrême droite, il constitue plus que jamais une bataille culturelle décisive.
Samia Chabani
Nos articles Diasporik, conçus en collaboration avec l’association Ancrages sont également disponible en intégralité sur leur site