On sait quel lien unit l’Orchestre national de Montpellier à Hector Berlioz : déjà très présent et actif tout au long du XIXe siècle, l’orchestre excellait dans les pages de Berlioz puis de Meyerbeer, qu’il exécutait avec d’autant plus de plaisir que le répertoire allemand lui avait été interdit suite à la défaite de Sedan. Et si le Corum porte aujourd’hui le nom du plus célèbre des compositeurs romantiques français, c’est que Georges Frêche le tenait pour le plus illustre, et nourrissait pour la vie musicale de sa ville des ambitions à sa juste démesure.
Berlioz forever
La phalange était donc très attendue en ces lieux mêmes le 21 juillet sur les Nuits d’été, célèbre cycle de mélodies chantant, sur des poèmes de Théophile Gautier, les joies et souffrance de l’amour et de son délitement. Si le propos est, comme sur la Symphonie Fantastique, redoutablement amer, les moyens musicaux déployés sont pour le moins réjouissants. Exit le cadre intime habituellement prêté à la mélodie : le chant a ici pour complice un orchestre fourni, dont il sollicite tour à tour les timbres les plus touffus. Dès la primesautière Villanelle, la précision de la direction de Michael Schonwandt épate. L’écoute de sa soliste Karine Deshayes, est admirable. Outre la perfection de la synchronicité rythmique, la finesse des couches amalgamant les fondations posées par les cordes, les légères envolées solistes des vents, sans jamais couvrir ou contredire le timbre clair et doux de la mezzo-soprano, à l’interprétation redoutablement mélancolique. Le reste du cycle, et du programme entier, demeurera tout aussi incarné.
Sur le méconnu Aladdin d’Horneman donné en ouverture, et surtout sur le Pelléas et Mélisande de Schönberg, poème symphonique succédant de quelques années à sa Nuit Transfigurée et ne déméritant ni en densité, ni en puissance. La postérité a surtout retenu l’adaptation opératique de ce mythe si étrange ; mais la pièce, manifeste symboliste pur jus de Maeterlinck, a également inspiré nombre de compositeurs au tournant du XXe siècle, dont un Arnold Schönberg pas encore séduit par les sirènes du sérialisme. Le chromatisme teinte cette pièce s’écoulant en seul bloc d’un désespoir tranchant radicalement avec la modalité enveloppante de l’opéra créé la même année. L’amour malheureux se fait ici tragique, et les échanges entre pupitres musclés et douloureux. L’orchestre brille une fois de plus sur cette partition particulièrement difficile : les solistes sont irréprochables, à commencer par la violoniste supersoliste Dorota Anderszewska, le violoncelliste Cyrille Tricoire, mais également le hautbois de Ye Chang Jung. Pour ce dernier concert donné en tant que chef titulaire de l’orchestre, Michael Schonwandt se voit remettre le titre de citoyen d’honneur de la ville de Montpellier par le maire Michaël Delafosse, en compagnie de la directrice de l’Orchestre Opéra National Valérie Chevalier, visiblement très émue.
Play Liszt !
Voilà plus de dix ans que le génie du piano Bertrand Chamayou s’est attelé aux Années de pèlerinage de Franz Liszt. Le temps d’un enregistrement particulièrement acclamé, mais aussi de tournées présentant l’intégralité de l’œuvre en une seule représentation dans différents lieux en 2011. Les trois heures – entractes non inclus – nécessaires pour les interpréter ont par la suite poussé le pianiste à ne proposer que des extraits – une des trois années, ou quelques tableaux seulement – dans d’autres programmes ou d’autres récitals. Quelle belle idée, cependant, que d’y revenir douze ans plus tard. La technique n’a pas faibli, ni le phrasé, sublime, fin, évident : la durée du concert n’affecte ni la concentration, ni la forme physique du musicien tout juste quadragénaire, qui articule les thèmes et les architectures en perpétuelle mouvance sans la moindre difficulté. C’est, semble-t-il, l’interprétation même, et avec elle le sens et la cohérence du voyage, qui a bénéficié de cette décennie de repos. La quête de l’absolu, musical comme amoureux, animant le moindre des tableaux composés par le virtuose hongrois, s’est tempérée d’un spleen nouveau. La chute dans la Vallée d’Obermann semble se chanter dans un long sanglot ; la Tarantelle étourdissante danse avec une folie nouvelle, moins méphistophélique qu’étrangement solaire ; la Marche funèbre semble moins redouter la mort qu’en appeler à un perpétuel renouveau. Donné dans le cadre plus intimiste de l’Opéra Comédie le 22 juillet, le récital remporte l’adhésion d’un public tenu en haleine au retour de chaque entracte.
Jeunesse de l’art
Très remplis, et complets pour certains, les concerts du midi ont permis à un public de jeunes et d’habitués de découvrir des talents à suivre avec la plus grande attention dans les années à venir. Ce fut notamment le cas le vendredi 21 juillet, qui présenta le fort charmant duo constitué de la soprano Cyrielle Ndjiki Nya et de la pianiste Kaoli Ono dans un programme se présentant de façon un brin trompeuse comme une sélection de chansons de cabaret. Les pages empruntées à Rachmaninov et interprétées avec une fou gue quelque peu outrée en début de récital ne sont ainsi pas celles qui convainquent le plus. La voix est certes puissante, et la complicité avec un piano saillant réjouissante. Le romantisme de Duparc et de son bijou inaltérable L’invitation au voyage séduit cependant totalement, de même que le très beau Au pays où se fait la guerre, et surtout la Chanson perpétuelle de Chausson, où la finesse d’articulation et les qualités d’interprète de la chanteuse se font particulièrement frappantes. Kaoli Ono entame ensuite avec le Prélude pour piano de Gershwin la transition attendue vers le cabaret, mais pas n’importe lequel : celui de William Bolcom et de son facétieux Toothbrush time, ou encore celui des Cabaret Songs de Britten, pures merveilles sur lesquelles le plaisir des deux musiciennes est particulièrement tangible.
Tout aussi trompeur, le concert concocté par Kevin Chen a fait salle comble. Outre la sublimissime Ballade n°4, on ne retrouvait guère de Chopin dans le programme interprété avec une fougue et une technicité rare par le très jeune (à peine dix-huit ans !) pianiste canadien. C’est du moins ce que l’on pouvait croire en découvrant les compositeurs choisis : Bach, Scriabine, Liszt, ou encore le compositeur australien contemporain Carl Vine. Mais on comprend dès les premières notes de la Fantaisie et fugue en la mineur BWV 904 que c’est en effet Chopin que Kevin Chen, également compositeur à ses heures perdues, souhaitait faire entendre dans ces pages voisines. Le phrasé qui prévaut à toute accumulation de notes étrangères : appogiatures, échappées, incursions maîtrisées vers une dissonance d’une modernité folle. L’instinct mélodique à toute épreuve ; l’art de l’agencement et de l’accumulation thématique, jusqu’au vertige. Une belle réussite, qui nous révèle un pianiste mais surtout un musicien à découvrir de toute urgence.
SUZANNE CANESSA
Le Festival Radio France Montpellier Occitanie s’est tenu du 17 au 28 juillet.