Sur le Grand plateau de la Friche La Belle de Mai, une grande toile rouge s’étend le long de la scène. Autour, des caméras, dissimulées ou non. Les images captées sont projetées sur un grand écran placé entre la scène et le public. Ce dispositif scénique est au cœur de The Making of Pinocchio, des artistes écossais Rosana Cade et Ivor MacAskill. Pendant toute la durée de la pièce, ils évoluent sur la scène et à l’écran, filmés par des cadreurs ou des caméras fixes, déformant ainsi la « réalité » du plateau par le truchement de la perspective et des rapports d’échelle. Rien ne se crée, tout se transforme… La vérité serait-elle une question de point de vue ?
Couple à la ville, Rosana Cade et Ivor MacAskill racontent ici la transition de genre d’Ivor. Femme devenue homme, ce changement n’est pas sans conséquence pour Rosana, qui cherche sans cesse sa nouvelle place. « Oui c’est super d’être hétérosexuel… d’être un couple normal… » ou « non tes seins ne me manquent pas darling…», grince Rosana, avant que son nez ne s’allonge. Les deux ouvrent leur intimité, mimant l’acte sexuel, et lui se mettant à nu face au public. Ils parlent aussi de la difficulté pour les personnes qui souhaitent transitionner d’accéder au système médical au Royaume-Uni. Lui a pu le faire parce qu’il avait de l’argent (une grosse dizaine de milliers de pound), mais s’il n’en n’avait pas, il serait encore sur liste d’attente pour un premier rendez-vous.
Et Pinocchio dans tout ça ?
Ce n’est certainement pas la première fois que le conte et le merveilleux sont convoqués pour illustrer le présent. Bien sûr, la parabole de la marionnette devenant un garçon et la transition d’Ivor est limpide. Mais l’utilisation de Pinocchio comme des autres personnages (le Criquet, la Baleine, Gepetto, la Fée…) donne surtout un souffle poétique à la pièce, et ouvre des pistes de créations narratives et plastiques pour les auteur·ice·s, particulièrement brillant·e·s dans ce dernier domaine
L’ensemble est aussi parsemée d’humour – anglais bien sûr : « Bonjour je suis un cricket… mais assez parlé de moi ». Le dispositif vidéo et les artifices qu’il permet sont une grande réussite. On se plaît à faire l’essuie-glace entre la scène et l’écran, et découvrir ainsi les décalages produits par les différentes prises de vue, en direct ou enregistrées. Des moments touchants aussi, comme cette incroyable scène ou Ivor chante en duo avec iel-même, filmé·e quelques années plus tôt, avant sa transition. On retiendra enfin la force de l’histoire d’amour entre les deux auteur·ice·s, sans qu’il soit nécessaire d’attendre la réaction du nez pour en connaître sa vérité.
NICOLAS SANTUCCI
The Making of Pinocchio a été donné les 4 et 5 octobre sur le Grand plateau de la Friche la Belle de Mai, dans le cadre du festival actoral.