Zébuline. Le public français vous connaît avant tout comme autrice de romans. Or, à regarder votre parcours de plus près, le théâtre a toujours fait partie de votre vie …
Alice Zeniter. Tout à fait ! C’est une remarque récurrente que j’entends – « Ah mais tu fais AUSSI du théâtre ? ». Alors que j’y ai consacré des milliers d’heures de ma vie [rires], davantage qu’à l’écriture de romans, en réalité. J’ai suivi le parcours que bien des gens de théâtre suivent, et qui n’est pas des plus spectaculaires, dans mes études théâtrales à l’Université puis à Normale Sup, et puis dans le monde de la mise en scène : stagiaire de l’assistant, assistante du dramaturge puis dramaturge, avant de monter ma propre compagnie et de lui faire jouer mes textes. Mais je pense que les mondes du théâtre et de la littérature sont beaucoup moins poreux que ce qu’on imagine. Et j’ai peut-être eu du mal à m’imposer réellement : il est plus facile de se sentir maîtresse de son œuvre lorsqu’on écrit dans son coin que lorsqu’on dirige une équipe. La peur de l’imposture n’est jamais très loin.
Votre seule en scène, Je suis une fille sans histoires, fera ses trois dernières dates à La Criée. Est-ce à dire que vous en aurez réellement fini avec ce spectacle, qui avait vu le jour au même moment que votre livre Toute une moitié du monde ?
Oui, malheureusement [rires] ! J’ai pris la décision difficile d’arrêter ce spectacle pour me consacrer à la suite. Je trouvais que c’était une belle manière de me présenter au public de La Criée, que Robin Renucci m’a proposé de rejoindre en tant qu’artiste associée. Je suis une fille sans histoire pose la question de l’acte de création, de la possibilité d’écrire, ou du moins d’essayer de raconter une histoire sans nos outils habituels. L’idée de mettre en lumière, de repérer des histoires minoritaires est au cœur de ce spectacle comme elle était au cœur de Toute une moitié du monde. Mais l’écrit m’a donné l’occasion de moins donner dans l’enthousiasme et le spectaculaire, et de montrer que ces récits minoritaires existaient déjà. Ce sont des récits qui ne sont pas familiers, qui sont en partie déroutants car ils ne se rattachent pas à la figure du héros ou ne sont jamais des actes ex nihilo. Et c’est également autour de cette question que mon spectacle Édène s’articule, et je suis très heureuse que Je suis une fille sans histoire lui laisse la place, et tout particulièrement dans le cadre du festival actoral. Comme si Marseille m’offrait une possibilité de renaissance, à quelques jours d’intervalle. Un moment de phénix [rires] !
Édène se présente comme une adaptation de Martin Eden, roman de Jack London qui a particulièrement compté pour vous. Comment vous y êtes-vous intéressée ? Par quel bout l’avez-vous pris ?
Il s’agit d’une adaptation évidemment très libre, portée par cinq comédiennes de l’Eracm alors que Martin Eden se pensait comme un récit masculin. Mais il nous parle aujourd’hui car il parle de la volonté et de la difficulté d’écrire quand on appartient à une classe sociale pauvre, ce qui ne constitue pas une pratique courante. Elles sont au fond si étranges, ces vocations qui naissent parfois malgré tout, ces envies de créer, de toucher au sublime. Surtout quand elles se heurtent à des conditions économiques et sociales certaines, car le monde de la littérature comme celui de la culture ne s’est pas complètement défait d’un certain classisme. Cela a quelque chose de poétique, ces heures que l’on vole à la nuit alors que personne ne nous attend ! Ce que c’est d’écrire seul, à 18 ans, d’accumuler des lettres de refus… Quand rien n’éclaire ces parcours rétrospectivement, on y voit de la bêtise. Combien d’heures gâchées, de surdité têtue à tous les gens autour qui nous intiment d’aller boire des coups, de trouver un vrai travail … J’ai voulu donner de la voix à cet entêtement-là.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SUZANNE CANESSA
Je suis une fille sans histoire
Jusqu’au 29 septembre
La Criée, Théâtre national de Marseille
Édène
7 octobre
La Criée, dans le cadre du festival actoral