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Annie Ernaux, JE est une autre

Une femme française est prix Nobel de littérature et c’est une magnifique victoire

Parce qu’Annie Ernaux, lorsqu’elle écrit, décrit toujours le monde à travers son propre point de vue, parce qu’elle parle de ce qu’elle sent, toujours, à la première personne ou à la troisième, féminine, JE commencerai par parler non de moi, mais depuis moi.

Depuis l’enfance, j’ai appris, comme toutes les femmes de mon âge, plus encore les plus âgées, et guère moins les plus jeunes, à lire des récits masculins. Pas forcément masculinistes, mais les auteurs hommes racontent le désir, le rapport à leur mère, fusionnel, à leur père, conflictuel, à leurs enfants (rarement !), à l’intime, au corps, au vieillissement, à la beauté, à la guerre, à tout ce qui s’érige ou tout ce qui se fend, au progrès ou au cycle… comme les hommes le perçoivent et le vivent. Ils sont socialement et historiquement conditionnés, malgré eux, comme cela.

Parce que j’ai toujours adoré lire, comme toutes les femmes de ma génération, j’ai appris à faire avec cette discordance entre ce que je lisais et ce que j’étais. À m’identifier plutôt aux personnages masculins qui désirent, à repérer les auteurs gays qui décrivent la beauté des hommes, puis à être enfin sidérée, soulagée, par le sentiment de familiarité dans les nouvelles de Colette, parfois dans George Sand, Simone de Beauvoir aussi, même si ses carcans étaient plus bourgeois que les miens, et bien sûr dans Duras. À chaque page, son JE fut un moi qui m’a construite : ses amants, ses couples, ses phrases mêmes, coupées, ressassantes, et cette Histoire qui balaye si particulièrement les femmes.

Après cela bien sûr il y a eu Sarraute, Nathalie. Son Enfance, et la plongée dans l’éveil au monde d’une petite fille, son regard dédoublé. Puis, très vivement, Annie Ernaux.

1983, La Place. Elle est une autre, plus âgée que moi, ses souvenirs ne sont pas les miens, je n’ai pas ce rapport-là à mon père, ni à sa mort. Pourtant, oui, tout me parle de moi, enfin, avec cette limpidité d’évidence.

La suite ne me décevra jamais. Dans Les Années, publié presque vingt ans plus tard, elle décrit ses souvenirs à partir de photos, dans une quête de vérité qui fait immanquablement penser à Nathalie Sarraute, parce qu’elle travaille page après page à définir la notion même de souvenir, et la façon qu’on a d’être aussi, au fond de soi, tous les autres qu’on porte en soi. Les armoires vides qui font écho à La Place, L’événement publié juste après Les Années, et Le jeune homme tout récemment, racontent comment un avortement a marqué son existence, et modifié son désir, sa relation à ses parents, puis aux jeunes hommes. Comment un homme pourrait-il écrire cela ?

Nul besoin d’avoir vécu ce qu’elle décrit pour éprouver cette familiarité, jusque dans son rapport intime au politique. Je n’habite pas Cergy mais je transpose naturellement vers la cité marseillaise de mon enfance le film de Régis Sauder J’ai aimé vivre là. Parce qu’elle y raconte comment on peut être heureux dans une ville nouvelle où l’on veut encore faire cité commune. Et c’est en lisant Les Années que j’ai compris comment la violence de la consommation s’exerce particulièrement sur la conscience des femmes, ménagères chargées du foyer et de l’en-commun.

Depuis Les Années, publié en 2000, le rapport des Français aux autrices a changé. On a vu timidement, marginalement, quelques textes de femmes apparaître dans les programmes du bac. Aujourd’hui, dans les rencontres littéraires, 80% du public est féminin, et enfin des autrices écrivent des romans qui ne parlent pas forcément de leurs amours ou de leur enfance.

Aujourd’hui enfin, une femme française est prix Nobel de littérature. C’est une magnifique victoire.

Enfin, je peux expliquer pourquoi lire des femmes me repose de la lecture de ces centaines de milliers de pages écrites par des hommes qui se croient universels. De Houellebecq, qui fait dire à Christine dans Les Particules élémentaires : « J’ai jamais pu encadrer les féministes. En quelques années, ces salopes réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. ». Non, jamais une femme ne dirait cela.

Non, je n’ai plus envie de TE lire.

AGNÈS FRESCHEL

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