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Au Musée Fabre de Montpellier : Djamel Tatah, le peintre du silence

Jusqu’au 16 avril, le Musée Fabre de Montpellier propose l’exposition monographique Le théâtre du silence, dédiée à Djamel Tatah. Ce peintre, récemment installé dans le Clapas, questionne l’art pictural avec une singularité captivante. Dans ses immenses tableaux peuplés de figures humaines aussi anonymes que touchantes, le silence est roi

Une exposition monographique : voilà un excellent moyen d’accueillir à Montpellier un artiste confirmé qui vient de s’y installer. C’est le cas de Djamel Tatah, 63 ans, arrivé dans le Clapas en 2019 et grand admirateur des collections du musée Fabre. Cela tombe bien. La quarantaine de toiles qui y sont exposées dans le cadre de l’exposition intitulée Le théâtre du silence explorent plus de trente-cinq années de peinture et de création artistique. Pas question de faire un parcours chronologique pour autant, tant l’œuvre de Djamel Tatah est mouvante, en constante évolution, sans cesse nourrie d’influences multiples à la croisée des arts. Malgré tout, le parcours s’ouvre par les débuts, car c’est souvent là où tout se joue.

Étudiant à l’école des Beaux-arts de Saint-Étienne dans les années 1980, Djamel Tatah s’y confronte aux classiques de l’histoire de l’art tout en découvrant la richesse de la peinture figurative. Porté par une envie de dessin, il admire tout particulièrement Jean-Michel Basquiat – dont il apprécie autant le travail graphique que le militantisme anti-raciste –, il se questionne sur son art et n’hésite pas à interroger le support. Après quelques voyages en Algérie, en quête de culture autant que de racines familiales, il décide de travailler sur une grande toile posée sur d’imposantes planches de bois qui lui rappellent les palissades que l’on peut voir dans la rue. Une technique qu’il va utiliser pendant une dizaine d’années.

Déjà, ses toiles surprennent par leur dimension tandis que ses personnages sont sobrement vêtus de couleurs foncées contrastant avec une peau translucide, prenant la pause un peu malgré eux devant un aplat de couleur d’une densité imposante. Autant d’éléments qui font la chair de ses peintures, le canevas initial à partir duquel l’artiste joue au metteur en scène d’un théâtre essentiellement pictural, entre figuratif et abstraction. 

Djamel TATAH, Sans titre, 2005, huile et cire sur toile, diptyque, 200 x 580 cm, collection de l’artiste. © Jean-Louis Losi / © Adagp, Paris, 2022

Corps en suspens
Réalisé en 1996, Les Femmes d’Alger en est un parfait exemple. La reprise d’un premier tableau, fruit d’une commande de la Caisse des dépôts, qui lui fait s’interroger à sa manière sur le mélancolique Femmes d’Alger dans leur appartement d’Eugène Delacroix – dont le musée Fabre possède une deuxième version datée de 1849. Une façon de remettre en contexte une histoire tragique qui semble ne jamais finir, intimement liée à son histoire personnelle. Le spectateur, lui, se retrouve surtout confronté à la monumentalité de l’œuvre, à cette femme au regard impossible à capter. De sa silhouette, qui se répète une vingtaine de fois pour devenir plurielle, semble surgir de la couleur. Pas de mouvement, pas de bruit, et pourtant, on pourrait rester des heures à le regarder. 

Parfois, Djamel Tatah expérimente le mouvement. Les corps chutent, tombent, restent en suspens, s’envolent parfois aussi. L’artiste utilise un ordinateur pour les projeter sur la toile aux dimensions qu’il recherche, en redessiner les contours, comme pour prendre encore plus de distance avec son modèle qu’il a pourtant fait poser. Il explore le vide de la toile, couleur unique et vibrante aux multiples couches superposées. Parfois, les figures humaines se multiplient, troublant d’autant plus le spectateur qu’elles ne sont jamais totalement identiques, bien que la variation soit parfois infime. Le corps se fait motif, une matrice déclinable et modifiable à l’infini. Difficile de ne pas être happé par cet homme de dos, déjà presque avalé par la noirceur de la toile. Ou de rester impassible face à cette femme aux faux-airs de madone, librement inspirée de La Vierge de l’Annonciation d’Antonello de Messine, qui nous regarde intensément sans pour autant nous voir. Quelle présence !

Djamel Tatah en quelques dates 

  • 1959 Naissance à Saint-Chamond (Loire) de parents algériens arrivés en 1956 de Kabylie.
  • 1981 Entrée à l’école des Beaux-arts de Saint-Étienne.
  • 1982 Premier voyage en Algérie.
  • 1983 Rencontre avec Rachid Taha, qui deviendra un ami (dont un portrait est présenté dans l’exposition).
  • 1992 Première exposition personnelle à Montbéliard. La même année, il obtient sa réintégration dans la nationalité française. 
  • 2008 Il entre comme chef d’atelier à l’Ensba.
  • 2013 Première grande exposition monographique accueillie au musée d’Art moderne d’Alger (Mama). 
  • 2014 Le musée d’Art moderne et contemporain de Saint-Étienne lui consacre une exposition. 

Vers la lumière
Le petit théâtre d’images de Djamel Tatah est celui de la distanciation qui ne veut plus faire illusion. Naît un corps à corps entre la figure et le spectateur. En silence, toujours en silence. On y retrouve une autre influence de l’artiste : Albert Camus,dont Djamel Tatah avait représenté une stèle à son honneur vue à Tipaza dans un de ses tableaux de jeunesse, et sur laquelle on peut lire « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. »Ce même auteurpied-noirqui écrivait dans Le Mythe de Sisyphe : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. » On se rend compte ainsi que ce théâtre est celui de la condition humaine.

Regarder les peintures de Tatah nous confronte à nous-mêmes. À nos doubles de peinture, nos fantômes à la peau diaphane. Les silhouettes côtoyant parfois l’abstraction, pantins sobrement esquissés enfermés dans l’espace délimité par la toile, matérialisés par de grands aplats de couleur sans aucune profondeur, comme nous pouvons l’être dans nos vies. Le réalisme pictural n’est plus nécessaire pour nous toucher, nous capter, nous fasciner. Dans la toile vibre une angoisse silencieuse et paisible, ses captifs ne semblent ni se battre ni être totalement résignés. Solitaires, empêchés, incapables de vraiment communiquer, mais jamais vraiment seuls. Peut-être sont-ils tout simplement conscients de leur propre sort. Comme libérés. La façon dont les peintures monumentales dialoguent entre elles pourrait presque montrer une forme de solidarité, de partage. Au-delà du dépouillement et de l’impossibilité de communiquer. Une humanité en devenir pour laquelle tout n’est jamais vraiment joué. Dans l’atrium Richer, une installation évanescente porte notre regard vers la lumière. Comme un espoir. 

ALICE ROLLAND

Djamel Tatah, le théâtre du silence
Jusqu’au 16 avril
Musée Fabre, Montpellier 
04 67 14 83 00
museefabre.montpellier3m.fr

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