Il serait sans doute hasardeux d’affirmer que des Lucien de Rubempré aient pris le pouvoir dans les grandes rédactions parisiennes. On pourrait pourtant jurer que les mécanismes qui portent aux nues le héros balzacien comme ceux qui le conduisent à sa chute professionnelle et morale sont calqués sur les faiblesses, si ce ne sont les penchants, du monde des médias, des idées voire de la culture de notre siècle. C’est dans cette facilité de transposition inconsciente qui s’installe dans l’esprit du spectateur·trice que réside en partie la force de l’adaptation du roman Illusions perdues par la metteure en scène Pauline Bayle. Dans son rythme aussi. Un rythme vif, virevoltant mais qui prend le temps – deux heures trente – de décortiquer un engrenage et son implacable logique pour aboutir à la démonstration connue d’avance. Le succès/pouvoir donne le tournis autant que l’ambition/gain est un terrain propice à la compromission. Aussi indiscutables que sont l’éthique, la candeur et le talent par lesquels est animé le jeune homme de lettres fraîchement débarqué d’Angoulême, il ne pourra que céder à l’instrumentalisation de celles et ceux qui voient en lui un faire-valoir de leurs opportunistes aspirations. Qu’elles soient politiques, artistiques, financières, sociales et mêmes amoureuses.
Immoralité joyeuse
Autant portée par une tension dramaturgique que par un sentiment d’insouciance et d’immoralité joyeuse, la pièce nous emporte dans un tourbillon de complots et de règlements de compte presque euphorisant. Sur le plateau nu, que l’on ne peut interpréter autrement que comme un ring, les pires coups sont permis. Les cinq remarquables comédien·ne·s, tour à tour journaliste, artiste, éditeur, libraire, mécène… – influenceurs déjà sans foi ni loi –, incarnent une panoplie de personnages récurrents qu’on ne prend pas la peine d’assigner à leur genre (mais étonnamment les deux acteurs, contrairement aux femmes, ne jouent que des rôles qui correspondent au leur…). Surgissant des gradins disposés de manière quadri-frontale (un dispositif devenu très tendance en théâtre), mêlé·e·s au public, iels ne cherchent même plus à masquer leurs desseins de vengeance ni de gloriole, tous·tes rivalisant d’une ouverture sans borne à la corruption. Même les moins initié·e·s, à commencer par Lucien lui-même ou sa maîtresse Coralie, jeune comédienne avide de succès. Celle-ci finira humiliée, souillée par des projectiles de boue dont elle ne va pas se relever. Quant à Rubempré, poète défroqué, il sortira de sa fulgurante et éphémère ascension dans le monde de la presse totalement consumé. Laissant entre les griffes d’un capitalisme dont le monde n’est pas prêt d’être sevré, une proie vidée de son innocence et de son intégrité.
LUDOVIC TOMAS
Illusions perdues a été joué les 20 et 21 octobre au Zef, Marseille