Voici donc le troisième volet de la trilogie de François Gremaud sur les grandes figures féminines tragiques. Le fondateur de la François 2bcompany à Lausanne avait déjà exploré avec brio le destin théâtral tragique de Phèdre et l’amour impossible chorégraphié de Giselle. Au tour de la flamboyante Carmen d’être au cœur d’une de ces conférences survoltées dont le metteur en scène suisse a le secret. Carmen fait partie de ces héroïnes que tout le monde connaît sans pour autant pouvoir raconter son histoire de manière précise. C’est la pétillante Rosemary Standley, mémorable chanteuse du groupe Moriarty, qui est chargée d’en être la conteuse. Dans Carmen. « avec un point à la fin» elle raconte l’histoire de l’opéra-comique, sa création par George Bizet qui devait produire « une chose gaie », son ambiance hispanisante fantasmée, mais aussi le scandale de cette adaptation de la nouvelle éponyme de Mérimée qui deviendra bien plus tard l’opéra français le plus joué au monde.
Une Carmen post-#metoo
Les anecdotes croustillantes côtoient un récit détaillé des trois actes de la pièce ainsi que de nombreux extraits chantés par l’artiste franco-américaine, laquelle réussit l’exploit d’incarner tous les personnages du spectacle (même les hommes !) d’une voix aussi juste que mélodique, accompagnée par un quintet féminin de premier choix. Certes, la chanteuse n’est pas toujours à l’aise en comédienne, mais on lui pardonne volontiers, tant son énergie et sa musicalité nous donnent l’illusion d’assister à la première représentation de Carmen le 3 mars 1875 donnée au théâtre de l’Opéra-Comique. Le récit tout en digressions nous révèle une bohémienne incandescente qui répond aux hommes sans vergogne, ce qui lui vaut d’être rapidement traitée de « démon » par ces derniers. Notamment Don José, qui tombe amoureux d’elle à l’insu de son plein gré et sera celui qui lui ôte la vie selon un scénario digne d’une tragédie grecque. Car c’est bien connu, c’est toujours de la faute des femmes, ces choses-là. Par le jeu de la conférence, Rosemary Standley met en garde le public féminin : « Ne vous laissez pas faire ! ». Car la liberté a des limites, celle des femmes ne devrait pas s’arrêter au désir des hommes. À défaut de réécrire une fin heureuse, ou du moins plus libre pour Carmen, on ressort de la représentation avec un petit livret contenant l’intégralité du spectacle. Et la conviction que la belle – et intelligente – bohémienne est à la fois martyre et figure de liberté dans notre monde post-#metoo.
ALICE ROLLAND
Carmen. a été donné les 16 et 17 juin, dans le cadre du Printemps des Comédiens, au Domaine d’O, Montpellier.