Ses mises en scène de Brecht, Nancy Huston, Dubillard, Copi ou Koltès restent dans la mémoire des spectateurs de la région : elle fait partie de ces grands artistes que Marseille n’a pas su garder.
Son histoire avec la deuxième ville de France est rocambolesque, et douloureuse. Après l’avoir nommée directrice de La Criée en 2013 puis remplacée brutalement par Macha Makeïeff, le Ministère et la Ville de Marseille lui avaient construit le théâtre de la Friche de la Belle de Mai en compensation… sans lui donner les moyens de le faire fonctionner.
Attachée à Marseille, c’est avec enthousiasme mais le cœur serré qu’elle était partie à Bordeaux prendre la suite de Dominique Pitoiset à la direction du l’Ecole Supérieure Nationale et du CDN. Qu’elle a profondément changé, en démocratisant et rajeunissant spectaculairement le public, en programmant les grands metteurs en scène français, et énormément de femmes et de jeunes qu’elle aidait en production, remettant ainsi Bordeaux dans le circuit national des scènes publiques.
En compagnie
Dix ans après, à 68 ans, il n’est plus question de reprendre la direction d’un lieu, fonction qui selon elle doit « obéir au droit du travail », et cesser à l’âge de la retraite. Laisser la place aux nouvelles générations d’artistes et d’auteurices est pour elle essentiel, et sa programmation dans son Centre Dramatique l’a suffisamment démontré.
Elle « réactive » donc sa Compagnie Parnas, avec 150 000 euros de subventions annuelles de l’État, attribués aux artistes qui quittent la direction d’un CDN et dont le répertoire tourne. Car elle revient avec des idées plein la tête et des spectacles déjà produits, dont Le Rouge et le Noir et Herculine. Dans ses bagages des décors, des comédiens fidèles, une expérience de pédagogie de l’acteur irremplaçable, un attachement et une connaissance des opérateurs, des scènes et des publics de la région.
Espérons que, dix ans après, à l’heure où les femmes artistes ont enfin un peu plus de places et de financements, le territoire qu’elle a adopté – elle se définit comme « rurale et ardéchoise » – saura l’accueillir à la hauteur de son talent.
AGNÈS FRESCHEL
À livre ouvert
Le Rouge et le Noir adapté à la scène par Catherine Marnas est une grande relecture du chef d’œuvre de Stendhal. Totalement fidèle, et complètement personnelle
Julien Sorel est-il le modèle littéraire des transfuges de classe ? Une citation d’Édouard Louis projetée avant l’ouverture du spectacle le suggère, comme l’entrée en matière par la fin, le discours de Julien Sorel à l’issue de son procès : « Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. »
D’entrée la lecture romantique de Stendhal est mise à mal, pour une vision plus complexe, réaliste voire matérialiste, du personnage et de l’époque. Les rapports amoureux y dépendent des rapports de classe et du poids du clergé, des hiérarchies qu’impose la vieille aristocratie dans une société réactionnaire : on est 1830, en pleine Restauration, réaction au sens propre à la Révolution et à l’Empire.
Lecture historique, l’adaptation de Catherine Marnas ne cherche pas à moderniser l’intrigue, mais parle pourtant de notre époque à chaque instant. Par la liberté des personnages féminins, leur sensualité, leur soif de jouissance et de liberté ; par la critique appuyée du clergé et de la religion ; par les motivations d’ascension sociale qui sont autant de tentatives de sortir de la pauvreté et d’affirmer l’égalité. Le Rouge et le Noir, classique de la littérature, retrouve sa force, à livre ouvert. Le scandale de sa parution, rappelé au début du spectacle, en est comme ravivé.
Sans réserve
Il est rare qu’un spectacle vous laisse sans réserve et se déroule, plus de deux heures durant, sans fausse note ni moments faibles. Là tout est juste et fort : la scénographie sans ostentation de Carlos Calvo, avec un proscénium et de simples projections sur des pendrillons translucides, décline les espaces, de la ferme paternelle à la prison en passant par le riche décor de la maison aristocratique ou de la chambre bourgeoise. Les comédiens sont tous les cinq formidables, drôles, émouvants, jamais convenus, surprenants, profonds. Jules Sagot campe un Julien Sorel qui se veut froid mais sans cesse, à fleur de peau, laisse voler ses mains et couler ses larmes. Bénédicte Simon est une madame de Rénal débordante de tendresse et de sensualité, constamment émouvante. Laureline Le Bris invente une Mathilde féministe, loin des caricatures cérébrales qu’elle pourrait susciter. Simon Delgrange et Tonin Palazzotto incarnent tous les autres, monsieur de Rénal, le père Sorel, le père de la Mole, les curés, avec une souplesse et une drôlerie constante.
Car on s’amuse beaucoup des travers de cette société si artificielle, de ses valeurs et rigidités qui empêchent de vivre l’amour. La critique sociale, matérialiste, n’empêche ni le rire, ni les sentiments de vibrer d’un bout à l’autre du spectacle. Surdoué, frustré, sans mère, Julien est un hypersensible qui s’ignore, qui ne reconnaît pas l’amour qu’il éprouve, qui ne voit pas celui qu’il suscite chez deux femmes follement éprises. Sa mort, tragique, inspirée d’un fait réel, dit autant l’impossibilité de changer de classe que celle d’aimer et de jouir. Eloge des sens très elliptique dans le roman, que la mise en scène et la présence des corps fait éclater d’évidence.
AGNÈS FRESCHEL
Le Rouge et le Noir a été créé au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine du 7 au 17 novembre. Il sera joué dans les CDN de Tours, Angers, Béthune…