La programmation de La Roque d’Anthéron se plaît année après année à dénicher de jeunes prodiges dont l’aisance technique ne cesse de nous surprendre. Si certains se cantonnent dans le numéro de cirque des prouesses impossibles, la plupart font preuve malgré leur jeune âge d’une intelligence et d’une maturité qui laissent présager les grands de demain. Le festival de La Roque les fait revenir, et le public a le loisir de découvrir l’évolution de ces artistes en herbe.
L’année passée, Alexandra Dovgan, lauréate de maints concours internationaux, avait déjà séduit le public du haut de ses quatorze printemps par sa verve et son calme olympien. Fausse douceur, car il fallait un caractère bien trempé lors de l’édition actuelle de 2023 et résister au mistral qui soufflait en bourrasques folles ce soir-là, décoiffant les grands arbres du parc de Florans, emportant les notes, couvrant les piani, gommant les nuances, dévastant tout dans sa fièvre. Mais, comme la Fiancée du Froid du conte russe, imperturbable, la subtile pianiste enchaînait les danses de la Partita n° 6 en mi mineur BWV 830 de Jean-Sébastien Bach avec une constance exemplaire. Le caractère paisible de la Sarabande et ses phrasés chantants, la régularité de la Courante, l’équilibre des tempi et l’harmonie des compositions, sans doute un peu trop sages, cédaient le pas devant la Sonate n° 26 en mi bémol majeur de Beethoven, dite Les Adieux (en allemand, Lebewohl, en raison du départ de l’élève de Beethoven et dédicataire de l’œuvre, l’archiduc Rodolphe, contraint de quitter Vienne occupée avec sa famille à la suite de la guerre de Wagram). Exil, regrets, absence, y sont traduits avec une discrète nostalgie tandis que le retour final exulte d’une joie expressive. C’est cependant la deuxième partie du concert qui permit à Alexandra Dovgan de faire la démonstration de la pleine mesure de son talent qui ne cherche pas l’éclat inutile ni l’acrobatie pour l’acrobatie, mais, avec une fine élégance sait épouser les œuvres qu’elle aborde. Les Variations et fugue de Brahms sur un thème de Haendel en si bémol majeur en firent l’éloquente démonstration. Le climat poétique de l’œuvre toute de gradations avant la grande fugue finale cache les trésors de technicité nécessaires à son exécution. L’immense musicienne Clara Schumann, qui créa la pièce, se plaignit souvent des difficultés qui lui donnaient l’impression que ce monument était au-dessus de ses forces !
Les Trois Intermezzi opus 117 de Brahms, souvent considérés comme le testament pianistique du compositeur plongent dans l’intimité de son âme. Ce sont les « berceuses de ma souffrance » affirme celui « qui ne riait jamais » selon ses dires. La jeune pianiste s’empare de cet univers complexe où la nostalgie et les peines se transfigurent en une contemplation mystique. Une poésie profonde sourd de son jeu qui peu à peu s’affirme, conjuguant l’âge adolescent de l’interprète et la maturité d’une pièce qui porte ses regards sur le passé. La richesse harmonique de l’ensemble frémit sous la conque alors que le vent s’apaise. L’Étude opus 8 n° 12 en ré dièse, Patetico de Scriabine vient en point d’orgue lors du rappel avec ses extensions démesurées (la plus grande, ré# / sol# était trop grande même pour les mains de Scriabine !), son brillant, sa fièvre et son onirisme.
Toute frêle dans sa longue robe rose (oui, c’est une fille), la jeune pianiste reste toute simple et tranquille alors que les gradins l’ovationnent et vibrent sous le martèlement de pieds enthousiastes.
MARYVONNE COLOMBANI
Le récital d’Alexandra Dovgan a été donné le 6 août à la Roque d’Anthéron dans le cadre de son Festival international de piano