Parmi les témoignages du foisonnement culturel du pays du cèdre, était à retenir, au couvent des Prêcheurs, la lecture orchestrée par Claire Massabo. La dramaturge, metteure en scène et directrice de l’Auguste Théâtre avait choisi de présenter un texte de Cherif Majdalani, Beyrouth 2020, journal d’un effondrement par le biais d’une lecture à deux voix, Bruno Bonomo et Pascal Rozan. L’ouvrage, construit comme une chronique rythmée par l’égrènement des jours, s’ancre dans l’année 2020. Le 4 août de cette année-là, eut lieu l’apocalyptique explosion du port de Beyrouth, « cinq secondes » qui scellèrent une tragédie. « Le hasard a quelque chose de romanesque, voire de tragique. C’est il y a cent ans exactement, en 1920, que l’État libanais a été fondé, et on ne peut que rester rêveur devant l’ironie du sort qui fait advenir la ruine d’un pays à la date même de sa naissance, et au moment même où l’on s’apprête à en célébrer le centenaire », écrit Cherif Majdalani. Au fil des pages, remarquablement choisies, se dessine un portrait de la ville et de ses habitants. Les prénoms fusent, les liens se nouent, les amitiés se révèlent mais peu à peu, le constat de la corruption des élites, de la prédation sans vergogne par les plus hautes instances de l’État des ressources du pays, s’impose. « Sur un mur, ce graffiti que j’ai noté il y a quelques jours et qui procède à une belle inversion : le régime souhaite la chute du peuple ».
La catastrophe du 4 août s’avère au fil des pages comme la conséquence inéluctable de la gestion catastrophique de l’État qui a tout abandonné aux pilleurs de tout poil qui imposent une gouvernance inique de trafics et d’exploitation de la population. L’auteur explique : «rentables, très rentables (…), le port et le service des douanes par où passent tous les jours des milliers de tonnes de marchandises, l’aéroport, le service d’enregistrement des véhicules motorisés, le casino du Liban. Autant d’institutions qui toutes possédèrent à un moment ou à un autre leurs propres caisses noires, dont les comptes sont absolument opaques depuis trente ans et où auraient disparu plus de vingt milliards de dollars ». Le duo des lecteurs complices établit un jeu d’échos, d’amorces de dialogues, de formes d’insistance, d’ironie au sens premier du terme, et orchestre dans le désordre des phrases qui se catapultent une vision de la terrible explosion du port, esthétique du fragment, de la pulsion… Il est question aussi de la douceur de vivre : passages champêtres, moments de retrouvailles et de convivialité apportent leur respiration devant les absurdités administratives et les compromissions, les exactions. Il y a quelque chose des Lettres persanes dans cet ouvrage où la critique du fonctionnement de pays qui nous sont beaucoup plus proches, le nôtre par exemple, semble être mise en lumière, et entre dans le champ des possibles…
La poésie du texte souligne avec force la violence des institutions menées par des prédateurs sans scrupules alors que dans la nuit d’une énième coupure d’électricité flotte le parfum des gardénias.
« C’est la lecture de ce livre qui m’a fait prendre conscience plus que jamais de la relation entre notre quotidien et la politique » explique Claire Massabo après la représentation. Quelle leçon !
MARYVONNE COLOMBANI
Le 20 avril, couvent des Prêcheurs, Aix-en-Provence