Romans, récits, films, essais, le génocide rwandais est largement documenté. Ainsi pleurent nos hommes, le premier roman – bouleversant – de Dominique Celis, porte pourtant un regard neuf sur cette plaie toujours saignante. Sur les traces indélébiles laissées par les massacres de 1994, malgré les injonctions à la réconciliation nationale, malgré la Reconstruction et l’essor économique du rutilant « pays aux mille collines ». L’écrivaine belgo-rwandaise se place du point de vue des rescapés, dévastés pour toujours. Et elle le fait dans un style neuf lui aussi. Tout à la fois brut, décapant et d’une poétique flamboyance ; certains vers d’Apollinaire, écrits sous le feu des obus, y éclatent d’ailleurs en leitmotiv.
Durant toute l’année 2018, Erika écrit des lettres à sa sœur Lawurensiya, dite Lo. Pour lui relater son histoire d’amour avec Vincent, rescapé lui aussi. Lui raconter comment « tout a foiré », comment Vincent a renoncé car « l’intime chez nous, c’est de la merde. Un précipice. Des fosses. » Plus moyen d’aimer pour ces hommes qui reniflent car c’est « ainsi que pleurent nos hommes ». Alors que faire ? Baiser (souvent), boire (beaucoup), fumer (trop), se ressourcer au bord du somptueux lac Kivu (dès que possible). Et se fabriquer une famille de substitution avec deux colocataires, un frère et un père second hand, quelques bavandimwe (littéralement « nés du même ventre », les très proches donc), histoire de vivre quand même. Car Erika a soif de vie. Même si elle crie sa peur, même si elle vomit sa haine de ceux « qui ont trempé » et qu’on est souvent obligé de croiser, même si elle hurle son désespoir, ses lettres sont aussi une déclaration d’amour à son pays, un hommage à ses tantes massacrées, à son frère mort, à ses parents et à sa sœur qui ont quitté le Rwanda pour ne plus jamais y revenir. Une année de lettres comme un bilan. Et la possibilité d’une renaissance, sans rien oublier, mais dans l’apaisement.
Un roman percutant et sensible, à lire sans modération.
FRED ROBERT
Ainsi pleurent nos hommes de Dominique Celis
Éditions Philippe Rey, 20 €