Zébuline : Ce nouvel ouvrage est très court et marqué par un ton plus familier qu’il n’est d’usage pour des travaux universitaires. Pourquoi ce choix ?
Bérénice Hamidi : Au vu des enjeux du sujet, il me paraissait important d’être dans un souci de diffusion de ces idées au plus large public possible. Le ton est direct, mais se veut aussi très clair et imagé, pour aider à comprendre des notions qui sont compliquées (culture du viol, male gaze…), parce qu’elles ne tombent pas sous le sens, et parce qu’elles peuvent être difficiles à accepter.
La culture du viol repose sur l’écart énorme qui existe entre les valeurs d’égalité que l’on pense avoir tous intégrées, et d’autres, qui valorisent à l’opposé l’asymétrie des rôles de genre et la domination et qui sont toujours ancrées dans nos imaginaires, nos actions et nos réactions. Avec cet ouvrage, j’entends contribuer à nommer cet écart et, j’espère, à réduire un peu la tension qu’il cause.
Vous choisissez vos exemples dans le cinéma, la littérature et la musique, très peu le théâtre.
Ce sont les formes plus familières au grand public, qui font écho le plus immédiatement. L’autre raison est que ce livre s’inscrit dans un projet de recherche plus vaste que je mène depuis 2022 avec ma collègue Gaëlle Marti. Nous préparons un ouvrage collectif interdisciplinaire issu d’un colloque et nous avons aussi créé un spectacle de théâtre justement, un procès fictif participatif sur la culture du viol (performance notre procès, ndlr).
Auriez-vous tout de même quelques exemples de représentations sexistes dans l’histoire récente du théâtre ?
Le théâtre est riche en exemples, hélas, à toutes les époques. Cela pose d’ailleurs des questions passionnantes : comment jouer aujourd’hui la tirade finale de La Mégère apprivoisée de Shakespeare qui fait l’éloge de la transformation d’une Amazone en épouse soumise ?
Plus près de nous, le mouvement #MeToo Théâtre a commencé en 2016 par la dénonciation conjointe de faits de violences sexuelles dans les coulisses du festival La Mousson d’été et d’une programmation saturée d’une représentation complaisante de viols et d’agressions contre des personnages de femmes dont les rôles étaient par ailleurs réduits à la triade sexiste MèrA
Dans un court passage au début du livre, vous tendez à relativiser l’impact de la pornographie sur ces représentations.
Je ne pense pas le relativiser. Je cherche à contrer la tentation d’une analyse qui réduirait la violence misogyne à certains types de productions culturelles comme le porno et le rap. La stratégie esthétique du porno mainstream, qui consiste à assumer la violence, a le mérite d’être claire. Dans des scénarios où des hommes violent des femmes, les humilient, difficile de cacher/nier la violence et l’absence de consentement. Et le statut social de ces productions fait que les spectateurs ont plutôt conscience qu’elles ne sont pas réalistes. Le problème essentiel du porno, ce sont moins les images produites que leurs conditions de production.
Ce qui me parait beaucoup plus problématique, en termes d’influence sur nos imaginaires, ce sont d’une part les œuvres qui dénoncent le viol tout en maniant un regard qui réduit les femmes à leur statut d’objet de désir voire de proie sexuelle ; et d’autre part, le « maquillage » des violences, leur sublimation en humour ou en amour, l’érotisation de la confusion désir et possession-prédation-emprise, et toutes les zones grises esthétiques qu’on trouve dans tant de films, chansons, romans.
Le fait de limiter la critique à la production pornographique est-elle, pour citer l’une de vos formules, une manière « d’exotiser le viol » ?
Oui, et de l’altériser aussi. Aujourd’hui, on parle de violences sexuelles, ce qui est un mieux, mais on continue de faire comme si c’était l’anormalité par rapport à notre modèle de la bonne relation hétérosexuelle. Tous ces procédés de mise à distance des violences permettent de maintenir notre sentiment de sécurité par rapport à nos normes et nos valeurs et de cacher leurs contradictions.
Il est aussi beaucoup question de l’invisibilisation des victimes.
J’insiste plutôt sur un paradoxe, que j’appelle la charge de la visibilité : on surexpose les victimes, et on invisibilise les auteurs. Par exemple, on parle de « violences faites aux femmes » alors que ce serait tout aussi vrai statistiquement de généraliser du côté des auteurs en disant « violences commises par les hommes ». Et cela permettrait de cibler la cause du problème, et les mécanismes divers (impunité, normes de genre) qui poussent trop d’hommes à commettre de tels actes… et trop d’entre nous à les excuser.
On retrouve cette idée de renversement dans votre formule « les abus sexuels sont toujours des abus de langage ».
Oui. L’exemple de la formule « violence faite aux femmes » montre que même les mots de la lutte contre les VSS sont contaminés par une culture qui nous éduque à ne pas voir et ne pas dire les violences, pour préserver les dominants. Les abus de langage recouvrent aussi des stratégies de défense à la fois rhétoriques et psychiques, qui sont utilisées par les agresseurs, mais aussi par les entourages et l’ensemble de la société. Elles consistent à nier les faits, les euphémiser, ou les justifier en renversant la responsabilité sur les victimes.
Vous concluez tout de même l’ouvrage sur une note d’espoir, en promouvant d’autres représentations de masculinités
Oui, d’autres modèles de masculinités et d’autres modèles de scripts sexuels et relationnels existent et ont toujours existé ! Je travaille à nouvel ouvrage portant sur des œuvres qui soit qui dénoncent la culture du viol en préservant ce qui est attaqué par le viol : la pudeur et la dignité des victimes ; soit promeuvent des normes de liberté, d’égalité et de réciprocité du désir et du plaisir quels que soient le genre et l’orientation sexuelle des personnes.
PROPOS RECUEILLIS PAR CHLOÉ MACAIRE
Le viol, notre culture de Bérénice Hamidi, éditions du Croquant
À la Maison Jean Vilar…
Bérénice Hamidi participera à la rencontre Représenter sans agresser : l’art au défi des violences sexuelles aux côté de Ronan Chéneau, Servane Dècle et Séphora Haymann, le 16 juillet.
Un axe important de la programmation festivalière de la Maison Jean Vilar est consacré aux « Enjeux du présents ». Une voix est donnée aux cultures oppressées par la guerre et forcées à l’exil lors des rencontres et lectures Avignon avec l’Ukraine ! (le 15) et Voix palestiniennes - voix de résistance (le 18).
L’importance de la culture dans la construction de la jeunesse sera aussi au cœur de plusieurs rencontres : Pourquoi est-il essentiel que la jeunesse vive un Festival tel celui d’Avignon aujourd’hui ? (le 14) et Évaluer l’éducation artistique et culturelle (le 19). C.M.
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