Quand on lit le mot « impressionnisme », on pense non seulement à des peintures lumineuses et colorées mais aussi à des files sans fin de personnes se pressant pour voir les expositions qui leur sont régulièrement dédiées. La Fondation Monet à Giverny attirait 750 000 visiteurs en 2019, l’exposition consacrée à Monet au Grand Palais en 2010 faisait se déplacer près de 920 000 admirateurs. Des exemples parmi d’autres qui feraient presque oublier que le mot « impressionniste » avait connu la postérité en tant qu’expression péjorative utilisée par le critique d’art Louis Leroy, en avril 1874, dans le quotidien satirique Charivari. À l’époque, ceux que l’on adulera comme impressionnistes sont pour certains encore inconnus, leur peinture perturbant plutôt qu’elle n’attire, qu’il s’agisse d’Eugène Boudin, Edgar Degas, Claude Monet, Alfred Sisley, Pierre-Auguste Renoir, Berthe Morisot… Soyez prévenus : l’exposition Sur la route de l’impressionnisme présentée au musée de Lodève – en partenariat avec le musée des Beaux-Arts de Reims – ne peut en aucun cas être considérée comme une rétrospective du mouvement impressionniste. Mais elle se sert du thème du paysage pour nous permettre d’appréhender l’évolution fondamentale de la peinture au XIXe siècle à travers de subtiles tentatives d’avant-garde, nous menant bien évidemment à la révolution impressionniste.
Coup de vent
Pour mieux comprendre le voyage artistique que nous propose le musée de Lodève, reprenons les mots de Louis Leroy, qui dans sa longue diatribe écrit : « Ah ! Corot, Corot, que de crimes on commet en ton nom ! C’es toi qui as mis à la mode cette facture lâchée, ces éclaboussures, devant lesquels l’amateur s’est cabré pendant trente ans ». C’est justement par une grande salle dédiée à Camille Corot que s’ouvre l’exposition. Le musée des Beaux-Arts de Reims, actuellement fermé pour travaux, possède la plus riche collection européenne d’œuvres du peintre après celle du musée du Louvre à Paris. Corot aime arpenter la nature et y faire quelques croquis, dessiner les arbres, les rivières. Même si ses toiles réalisées en atelier sont de facture assez classique, il semble déterminé à dépasser l’intérêt assez secondaire porté aux paysages, jusque-là essentiellement utilisés pour valoriser des scènes historiques, religieuses ou mythologiques. Les compositions sont équilibrées, le dessin précis, on sent même apparaître quelque chose de nouveau, notamment dans Le coup de vent. Soudain, le ciel prend plus de place, la composition est décalée, le tracé moins précis.
Roi des ciels
Il faudra attendre un peu pour que le changement devienne plus flagrant, poursuivre l’exposition, admirer d’autres toiles, avant d’arriver à Barbizon. Ce petit village à la lisière de la forêt de Fontainebleau attire les peintres fuyant l’industrialisation galopante, Camille Corot en tête. Rapidement, le train rend le lieu accessible tandis que l’invention du tube de peinture en 1841 donne une nouvelle liberté aux artistes. Chacun vient y peindre sur le motif en plein air avec sa sensibilité artistique. Classique et avant-gardisme se mêlent, malgré une appellation d’École de Barbizon faisant croire à tord à un mouvement homogène. La route continue, les peintres portent un nouveau regard sur ce qui les entoure, s’intéressent au réel plus que jamais, laissant plus de place à la spontanéité et au geste. Parfois la couleur est mélangée directement sur la toile. Eugène Boudin, lui, installe son chevalet sur les plages, croque les bateaux en partance dans une forme d’urgence assez nouvelle, se contentant parfois d’en esquisser les formes. Avec une place importante accordée à des nuages dotés d’une porte personnalité, Camille Corot le surnommant «le roi des ciels ». On sent le désir de s’émanciper d’une vision du beau dénuée de modernité, de suggérer une ambiance. C’est d’ailleurs sur une plage qu’il se lie d’amitié avec le jeune Claude Monet, ce qui vaudra à ce dernier le surnom de « père de l’impressionnisme ».
La lumière infuse les toiles
Continuons notre périple, et rencontrons certains noms d’artistes présents au salon de 1874. On y trouve Alfred Sisley, avec une magnifique vue sur la baie de Cardiff, mais aussi un arbre multicolore envoûtant de Pierre-Auguste Renoir, à quelques pas d’une vue de Paris électrisante de Maxime Maufra. Désormais, la lumière infuse les toiles avec une liberté nouvelle. On se situe entre un réel de l’instant et l’avant-gardisme de pigments qui représentent autre chose, une sensation, un sentiment, un moment éphémère peint avec audace. Le paroxysme est atteint un peu plus loin avec les paysages bretons de Claude Monet, plus particulièrement un tableau issu d’une série sur la bien-nommée Belle-Île en 1886. Le peinture va encore plus loin, dans le traitement de la couleur, dans sa façon de traiter le paysage, son obsession de la lumière sans se soucier du motif outre-mesure. Monet s’est libéré depuis longtemps des diktats esthétiques de l’académisme, nous aidant à mesurer le chemin parcouru depuis le début du XIXe. Dans la dernière salle, des artistes de Reims montrent qu’un siècle plus tard, une certaine forme de classicisme perdure dans la peinture. Entretemps, le paysage a acquis ses lettres de noblesses, devenant un sujet comme un autre. Tandis que l’impressionnisme a conquis le monde, laissant place à de nouvelles avant-gardes, d’autres innovations sur la forme, la couleur, la lumière.
ALICE ROLLAND
En route vers l’impressionnisme
Jusqu’au 19 mars 2023
Musée de Lodève
04 67 88 86 10
museedelodeve.fr