jeudi 18 avril 2024
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La passion Tavernier

En 288 pages, Laurent Delmas propose une lecture interactive du travail de ce grand cinéaste disparu en 2021

Été 2022. France Inter propose sous la direction de Laurent Delmas : Bertrand Tavernier, le cinéma et rien d’autre. Une émission hebdomadaire consacrée au cinéaste disparu l’année précédente. Neuf rendez-vous, neuf thématiques pour approcher l’œuvre et l’homme : les pères, les héroïnes, la guerre, la musique, les faits divers, l’Histoire, l’adaptation littéraire, l’engagement citoyen et celui, professionnel et politique, au sein de l’Institut Lumière à Lyon.

Nathalie Baye, Isabelle Huppert, Julie Gayet, Philippe Torreton, Stéphane Audoin-Rouzeau, Philippe Sarde, Stéphane Lerouge, Marie Gillain, Mélanie Thierry, Raphaël Personnaz, Christophe Blain, Xavier Giannoli, Laurent Heynemann, Luc Béraud, Thierry Frémeaux : au générique, quinze invités ayant collaboré au grand film de la vie de l’ogre Tavernier. Chacun apporte sa touche au portrait de ce « monsieur Cinéma », évoque sa première rencontre avec lui, puis les relations avant, pendant et après les tournages. Il est question de l’élaboration des scenarii, de la construction des rôles, de la direction d’acteur et d’amitié, toujours.

Pour prolonger ce bel été, passer d’autres saisons en la bonne compagnie de Bertrand, la série documentaire radiophonique est devenu un livre d’entretiens jalonnés de commentaires, de photogrammes, d’extraits savoureux de dialogues de films. Un broché de 288 pages, qui propose un QRcode pour accéder au podcast de l’émission, et qu’on peut parcourir dans la progression choisie par l’auteur, ou ouvrir à n’importe quel chapitre, ou encore butiner par feuilletage. Libre promenade dans l’univers de celui qui a vécu le cinéma comme une passion absolue.  Tavernier, à l’instar de Truffaut ou Scorsese, a dédié sa vie au cinéma, n’a pensé qu’au cinéma, n’a communiqué avec les autres que par le cinéma et a fait circuler son énergie à l’intérieur de tout ce milieu professionnel

Boudé par les Cahiers qui lui reprochaient son classicisme – voire son académisme, aggravant son cas par un goût trop marqué pour les adaptations littéraires (plus de la moitié de ses films), Tavernier, s’il n’est pas un inventeur de formes, ne peut se réduire à un simple raconteur d’histoires. Lui, qui fut au temps de Pierrot le fou l’attaché de presse de Godard dont il parla à Aragon, a signé des films très différents, aussi singuliers que Coup de torchon ou Dans la brume électrique, dont l’hybridation est infiniment plus étrange qu’il n’y paraît.

Lumière est faite sur ce qui travaille secrètement son œuvre. Les contradictions de ce fils de grand résistant, qui parla beaucoup de la guerre en étant pacifiste, de ce cinéaste qui cherchait à la fois l’« humanité renoirienne » et le sens de l’épique à l’américaine. Qui, quoique soucieux du romanesque, utilisait la caméra pour exprimer bien plus que pour raconter, privilégiait la scène à la dramaturgie, et, féru de jazz, jouait de la distorsion et de la variation pour éviter les lieux communs de scénarii dont son immense culture lui donnait une connaissance encyclopédique.

Lumière est faite aussi sur la complicité qui l’unissait à ses doubles de cinéma, les deux Philippe : Noiret et Torreton, figures républicaines mâles du juge, du soldat et de l’instituteur. Et sur la place de plus en plus importante des femmes dans sa filmographie. Les héroïnes de Tavernier s’affirment contre l’oppression masculine comme Béatrice de Cortemart (Julie Delpy) victime d’un père monstrueux dans La Passion Béatrice. Rappel de l’influence de Christine Pascal (Anne Torini dans Les Enfants gâtés) qui met à mal les certitudes genrées et dont la tirade sur la jouissance au féminin, sonne toujours aussi juste. Julie Gayet dit la délicatesse du regard de Bertrand Tavernier. Pas le regard d’un homme sur la beauté des femmes mais la captation de ce qu’elles sont : « J’aurais pu regarder Romy Schneider ou Sabine Azéma comme ça », ajoute-t-elle.

Bertrand Tavernier a insufflé dans ses longs métrages, ses passions pour l’Histoire, la musique, la littérature. Au fil des témoignages, des souvenirs de chacun, il apparaît comme l’ami qu’on aurait aimé avoir, jamais méprisant pour ses pairs, enragé par l’injustice, signataire acharné de pétitions. Selon Philippe Sarde, il était une contrebasse, violent et généreux. À la fin de chaque entretien, l’invité·e devait définir Bertrand Tavernier en trois mots. Une convergence s’en dégage : la passion, la boulimie, l’énergie bien sûr, mais surtout le partage, l’empathie, la tendresse, l’humanisme et… la drôlerie. Si on devait faire de même avec ce travail de Laurent Delmas, en une appréciation ternaire, on pourrait en souligner la bienveillance, la clarté, et la transversalité.

ÉLISE PADOVANI

Bertrand Tavernier, le cinéma et rien d’autre
De Laurent Delmas
Gallimard / France Inter
29,90 €
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