« Ce qui m’intéresse dans Racine, c’est son inactualité ». En soulignant d’entrée ce paradoxe, le metteur en scène italien, plutôt habitué du théâtre de la cruauté d’Artaud que de la retenue bienséante de Racine, débusque en Bérénice les oppositions qui en font la force spécifique.
Bérénice, tragédie sans mort et sans action, met en jeu la fin d’une histoire d’amour, pour les trois protagonistes principaux. Un amour au schéma tragique classique – Antiochus qui aime Bérénice qui aime Titus qui aime… Rome- sauf que personne ici, ne laisse la passion amoureuse dévorer l’intérêt supposé de la cité. Argument peu tragique…
Bérénice, pièce classique, ne repose sur aucun mythe, aucune tragédie grecque. Son personnage titre, Bere-nike, celle qui porte la victoire, est étrangère. Grecque justement, ou macédonienne, Reine de Palestine. Jean Racine s’approprie l’histoire romaine pour l’opposer à la sphère grecque, qui a inventé la Tragédie. Il invente ainsi, en France la tragédie de la Raison d’État, qui repousse l’étrangère, comme Louis XIV avait renoncé à Marie Mancini pour épouser l’Infante d’Espagne. Rendant la tragédie raisonnable, le contemporain de Descartes l’inscrit, dans Bérénice, très loin de ses fureurs fondamentales.
Bérénice, tragédie de la langue, des mots qui se disent et blessent, de la séparation acceptée et du deuil de l’amour, cherche le naturel, l’éprouvé, loin des fureurs et des violences, loin des actions, jusqu’au départ. Nécessitant un grand naturel et une grande simplicité, la tragédie est pourtant écrite dans cet alexandrin qui sublime et contraint le jeu, le rythme, l’expression même des idées et des sentiments, recherchant un naturel profondément artificiel.
Enfin Bérénice, tragédie janséniste, repose sur une injustice inacceptable pour un chrétien, puisque Bérénice est privée de la Grâce qu’elle mérite, et Titus, rare personnage de Racine sans faute et sans faille, empêché de vivre son amour pur et sincère. Le Ciel serait-il vide ?
Transcender les oxymores
C’est fort de ces paradoxes que Roméo Castellucci propose son Bérénice. Il s’attache à cette cruauté de la raison, la concentrant autour de douze performeurs représentant la foule, et deux comédiens (Cheikh Kébé et Giovanni Manzo) qui tournent autour du mythe vivant qu’est aujourd’hui Isabelle Huppert. « L’actrice définitive », dit le metteur en scène.
La musique aussi, composée par Scott Gibbons, sample ses mots, ses soupirs, ses colères. Les confidents disparaissent, les dialogues deviennent monologues, isolant encore le trio au cœur d’un monde bruissant de voix intérieures.
Bérénice est une « hémorragie interne », pas une goutte de sang n’est versée, mais c’est tout un monde, d’accueil de l’étranger, de primauté de l’amour sur la raison, qui s’écroule avec leur renoncement intime. Inactuel ?
AGNÈS FRESCHEL
Bérénice
Du 23 au 25 février
Domaine d’O, Montpellier