Rocky, paru chez Rouge Profond en 2023, navigue entre les écritures : le premier chapitre est composé d’un florilège de photographies extraites du film Rocky, moments-clés dont les sous-titres seront les têtes de chapitre. Enveloppant les propos, deux parties de monologue ouvrent et referment le texte. Mots en italique plongés dans les pleurs de l’enfant qui voit sa mère sauter d’une voiture en marche et ceux de la fin qui, peut-être, se transforme en réconciliation avec soi : l’adhésion inconditionnelle d’« I love you »… les mots qu’Adrienne (version française d’Adrian) lance à Rocky alors qu’il lui demande où elle a mis son chapeau. Le sublime voisine l’incongru et le mythe universel peut se mettre en place : la tragédie fait le grand écart entre la fange et les étoiles.
Rocky Balboa sur le divan
Les réflexions qu’inspire le film à François-Xavier Renucci sont mises en scène. Le discours est dialogué ou rapporté sous forme d’un journal destiné au psychiatre fasciné par le cas de ce personnage, Jacques C., venu spontanément le consulter. À travers les références au film de Stallone, se dessine la vie du patient et s’élabore une manière d’appréhender le monde, fine, foisonnante, aiguisant sa perception des choses par des raisonnements à sauts et à gambades, selon la formule de Montaigne, célébrant à la fois la liberté du style et de la pensée et son rythme parfaitement codifié.
Débute alors un « commentaire vagabond » qui, chapitre après chapitre, va se nourrir des vingt clichés choisis aux premières pages de l’ouvrage. L’intrigue s’éclaire de références multiples, on croise le Caravage dans le clair-obscur du premier plan ; les lumières qui orchestrent le tableau en arrière-plan du personnage de Rocky sont celles qui sont utilisées pour l’ensemble de la scène. Le film de culture populaire se moire peu à peu d’un faisceau de repères qui convoquent l’histoire du cinéma, la grande histoire, la littérature, la musique. Le film est scruté dans ses moindres détails. Une cage aux oiseaux, et voici Adrienne et Rocky « oiseaux volants dans la nuit des rues de Philadelphie ». Les noms des animaux sont forcément littéraires : le poisson rouge surnommé Moby Dick renvoie au « monstre blanc symbolique, (…), l’océan devenu animal, traversant les mers du globe ». Les rapprochements les plus acrobatiques s’effectuent, danse légère sur les réminiscences filmiques et littéraires. Tout fait sens, emporté dans le flux puissant de l’épopée. Car il s’agit bien de cela, trouver au cœur de l’œuvre un souffle épique : les dieux antiques veillent, Apollon transparaît tandis que la lune, Phoebe, décline ses énigmes nocturnes. On franchit les océans, Christophe Colomb débarque sur les terres qu’il découvre et ne porteront pas son nom, la bataille de Philadelphie s’étire encore durant des mois avant d’être gagnée par le jeune peuple américain contre les Britanniques pendant la guerre d’indépendance. On s’enflamme aux confins du monde puis on retourne au trivial, nécessaire contrepoint de l’héroïsation. Il y a les fesses de Rocky, le clou dans le gant de boxe, la Ventoline de Tony Gazzo, le caïd de quartier, le « who cares ? » de Rocky désabusé. Il faut tenir les quinze rounds du match de boxe contre le champion invaincu, peu importe de perdre. C’est au bout d’une nuit de lutte que la petite chèvre de monsieur Seguin meurt sous les coups du loup, mais elle a réussi à résister toute une nuit…
Les géographies de l’écriture
Dix séances et neuf lettres circulent autour du film et de sa lecture par Jacques Casanova (y a-t-il un nom qui ne soit pas anodin dans ce livre ?). On renoue avec les techniques du cinéma, grâce est rendue aux monteurs, les vrais artisans du film. Sont évoqués les premiers essais de cinéma, pas L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat (qui sera cependant utilisé en clin d’œil), film projeté en 1895, mais les Monkeyshines de 1889 ou 1890 de William K.L. Dikson et William Heise, représentant un personnage très flou dont la silhouette qui s’agite rappelle au narrateur celle de Rocky.
L’écriture trouve des écrins, la chambre d’hôpital puis une petite maison à Pléneuf Val-André. Est-ce un hasard ? Ce fut le lieu de villégiature du poète Jean Richepin, il y est d’ailleurs enterré. L’une de ses premières œuvres, La Chanson des gueux, lui valut un mois de prison et 500 francs d’amende, scellant sa réputation de Villon des temps modernes… Une autre figure rebelle à convoquer ?
L’artifice géographies littéraires s’amuse jusqu’à la fin du livre où sont donnés les lieux d’écriture de l’écrivain, Isseuges, en Auvergne et Aix-en-Provence… en exergue déjà l’auteur glisse une pointe d’humour avec le célèbre « Dignity ! Always dignity ! » de Gene Kelly dans Singin’in the Rain.
L’analyse filmique découvre des symétries qui articulent aussi le cheminement du livre. L’imaginaire collectif se love dans les œuvres du cinéma. Tout revient à l’écriture, le film s’inscrit dans la littérature qui nous a forgés. On sourit aux exigences de la ponctuation invoquées par Jacques alors qu’il écrit à son médecin : « vous me l’aviez bien dit : maîtrisez votre ortho-syntaxe ! La ponctuation est le fondement de la civilisation ». Exigence vite remise en cause : la respiration de chacun est le seul critère de la musique des pages. Celles-ci dissimulent aussi un flipbook dessiné par Olivier Mariotti, hommage au héros campé par Stallone.
L’œuvre n’est en rien solitaire, mais la conjugaison de nos souvenirs, de notre culture, de notre sensibilité. En cela elle est unique et multiple tout à la fois. Le livre de François-Xavier Renucci est passionné, passionnant, érudit avec légèreté, profond dans l’analyse de notre relation aux œuvres.
MARYVONNE COLOMBANI
Rocky, François-Xavier Renucci, éditions Rouge Profond, 22€
Vendredi 2 février, la bibliothèque de la Halle aux Grains accueillera François-Xavier Renucci pour une rencontre à partir de 18heures : « Rocky Balboa sur le divan : psychanalyse d’un chef-d’œuvre »