Portrait de Raoul
Il y a des êtres aux destins incroyables qu’on croirait écrits par une divinité bienveillante et protectrice. C’est le cas de Raoul Fernandez, né au Salvador, d’une mère aux doigts de fée qu’il a longuement observée, puis aidée dans son travail. Il s’est toujours senti fille au milieu de ces soieries et ces organzas. C’est d’ailleurs une fille que ses parents attendaient et c’est lui qui s’est pointé… Rêvant de Paris depuis l’adolescence, il y arrive pour apprendre l’histoire du costume et la langue française qu’il assimile merveilleusement en apprenant Molière par cœur. Successivement des rencontres le font avancer dans le monde du spectacle : Copi, Noureev, Nordey. D’abord comme costumière puis finalement sur scène donnant un jour la réplique à Catherine Hiegel. Son histoire, il l’a racontée à la demande de Philippe Minyana qui l’écoutait en prenant des notes dans un salon ou un café. Cela a donné le très beau texte que Marcial Di Fonzo Bo a voulu monter. Portrait de Raoul est un spectacle brillant et émouvant car Raoul joue sa propre vie avec les mots d’un autre, si près des siens. Il entre sur scène chargé d’énormes ballots de tissus bariolés qu’il étale peu à peu sur la scène. Il évoque son rêve de « nichons aux hormones », enfile une courte robe noire à bretelles, chausse des chaussures à talons. Coiffé d’une longue perruque blonde, il chante en espagnol ou dessine des gestes sur un air d’opéra chanté par Calas. Un retour au Salvador pour revoir sa mère le submerge d’émotions et de parfums de lilas. Généreux et sensible, Raoul se livre jusqu’à des larmes étranglées et nous confie que le théâtre est sa maison. Un spectacle magnifique pour sublimer un destin fabuleux de celui qui déclare « vivre comme un homme et penser comme une femme. »
Portrait de Raoul a été joué du 7 au 29 juillet au 11·Avignon.
Ici loin
Michèle Addala, directrice du théâtre de l’Entrepôt et fondatrice de la compagnie Mises en scène, a repris cette année la création de l’an dernier qui s’interroge sur l’avenir. Surtout celui des jeunes des quartiers populaires, des populations issues de l’immigration qui cherchent à se construire. Durant trois ans, des ateliers ont été déployés dans divers lieux – écoles, centres sociaux – dont est né Ici loin spectacle de professionnels avec une talentueuse accordéoniste, Léa Lachat, et cinq comédiens aux profils divers et marqués. Ils ont trié les textes d’enfants, d’adultes, les confidences, les déceptions et les espoirs, ils ont sélectionné les dessins d’Océane Roche qui sont projetés sur le rideau de fils en fond de scène. Le spectacle s’est véritablement construit sur le plateau. Le point de départ était une interrogation sur le trajet du Bus 14 qui coupe véritablement la ville en deux parties. Y a-t-il un bon et un mauvais côté ? Où sont les passerelles ? Autant de questions qui se posent… Et ce cri d’une adolescente à la fin : « Je veux qu’on me donne mon avenir. J’y ai droit ! ».
Ici loin a été joué du 7 au 24 juillet au théâtre de l’Entrepôt, à Avignon.
Le Cabaret du Monde de Tout de Suite
Yves Fravega a présenté un montage de textes d’auteurs caustiques ou humoristiques dans le cadre d’un cabaret de foire avec ses rideaux rouges qui s’ouvrent sur une musique de cirque. Quatre étranges personnages grimés apparaissent, vêtus de tenues pseudo-militaires. Après nous avoir souhaité la bienvenue, ils nous entraînent dans un voyage à travers les mots et les sons, la poésie et la chanson, le rire et l’inquiétude. Yves Favrega et son complice Pascal Gobin ont créé la compagnie L’Art de Vivre en 1995 pour associer la chanson, l’humour et la création sonore. Les comédiens utilisent d’étranges objets pour varier les accompagnements de textes souvent loufoques de Jean-Paul Curnier, Roland Dubillard… Entre music-hall et satire, divertissement et réflexion sur notre monde en mutation.
Le Cabaret du Monde de Tout de Suite a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre de l’Entrepôt, à Avignon.
Paying for it
Le collectif belge La Brute s’est fixé comme objectif de creuser et révéler les zones d’ombre que la société évite de regarder de trop près. Sa dernière création s’est intéressée au monde du sexe tarifié. Vaste programme qui interroge chacun sur sa nécessité et sa morale. Le sexe n’est-il acceptable que dans le couple, la reproduction ? Doit-il être considéré comme un plaisir indispensable à l’équilibre de tous ? Peut-il être considéré comme un travail comme un autre ? L’équipe s’est livrée à des enquêtes, des interviews de travailleuses et travailleurs du sexe, de policiers, de la brigade des mœurs, des services sociaux. Les comédiens se sont ensuite appropriés les témoignages. Si le spectateur n’était pas prévenu, il pourrait croire que ce sont de vrai·e·s prostitué·e·s qui sont sur le plateau. Leur conviction et leur naturel sont tels qu’on éprouve une sensation étrange. Est-on vraiment dans un spectacle ? Oui : une comédienne est vêtue du costume de petit rat de l’opéra, copie de la fameuse danseuse de Degas. Elle symbolise toutes les filles plongées très tôt dans la prostitution par leurs mères-proxénètes dans ce lieu devenu un grand bordel. Image forte de la violence faite aux femmes. Ce spectacle déroutant et fort est servi par neuf comédiennes et comédiens aguerris et bluffants venus pour la plupart de l’ESACT de Liège, réunis sur un plateau occupé de tables et de chaises comme pour une réunion de travail. On y apprend beaucoup et on admire la performance.
Paying for it a été joué du 7 au 28 juillet au Théâtre des Doms, à Avignon.
Suivre quelqu’un
Parfois les mauvaises choses peuvent avoir du bon. Ainsi lors du confinement, Laurent de Richemond, comédien et metteur en scène de la compagnie Soleil vert, a engagé un dialogue avec une comédienne amie, Stéphanie Louit, dont le parcours peu commun l’intriguait. De questionnements en confidences, la parole s’est libérée jusqu’à devenir un texte proposé comme thème de travail et de recherche à une équipe volontaire et enthousiaste composée de cinq femmes et trois hommes. Plateau nu, trois chaises, lumière crue. Stéphanie joue son propre rôle, évoque son enfance, ses études, ses errements, ses doutes, son homosexualité. Durant plus de deux heures c’est son portrait qui se dessine par sa parole et le regard des autres. Elle est « l’objet-sujet » du spectacle, revendiquant un genre entre deux genres, et leur mélange. Laurent de Richemond a voulu faire un portrait à la façon cubiste, sous plusieurs angles et divers profils. Ainsi, au cours de la représentation les comédiens changent de costumes. Tantôt tous en femmes avec prothèses mammaires pour les hommes, tantôt tous en hommes ; dans ce cas, les femmes roulent un bout de tissus pour simuler le sexe qu’elles n’ont pas. D’autres fois, tout le monde est torse nu. De nombreux déplacements dansés avec marche chaloupée et gestes balancés évoquent par moments une chorégraphie de Pina Bausch tandis que la bande-son diffuse des paroles de Stéphanie enregistrées, des bruits de la nature, de la musique. Une communauté bienveillante se crée devant nous, chacun des éléments suivant l’autre, accueillant sa différence, inventant une autre forme de relation. À la fin, le public est invité à entrer dans le mouvement. Instant quasi magique.
Suivre quelqu’un a été joué du 15 au 17 juillet au théâtre de l’Entrepôt, à Avignon
Le Geste
Ils sont trois sur scène : Hélène Tisserand qui a participé à l’écriture et assuré la mise en scène, Michel Deltruc à la batterie qui ponctue merveilleusement le déroulement de la proposition, et Pierre-Marie Paturel, à l’écriture et au jeu de mains magnifique. La compagnie Le Plateau Ivre nous offre un spectacle insolite sur la prestidigitation et le trouble des apparences. Cela commence avec la lecture par la comédienne des articles d’un ancien manuel de pratique qui détaille avec minutie le déroulement des étapes d’un « tour ». Pierre-Marie regarde droit dans les yeux les spectateurs, ses doigts s’ouvrent, se ferment, les poignets sont flexibles, ses mains se déplacent avec élégance. Il manipule agilement une pièce de monnaie qui disparaît, réapparaît. Viendront des jeux avec des cartes à jouer et des objets divers…Son regard bleu ne nous quitte pas, son corps bouge avec fluidité. À un seul moment, il révèle les subtiles manipulations qui provoquent apparitions et disparitions. Il fait la lecture d’une lettre écrite à son maître, Mister Jo, qui lui a transmis son savoir dans laquelle il exprime sa reconnaissance pour cette science partagée. On est sous le charme.
Le Geste a été joué du 7 au 26 juillet à l’Artéphile, à Avignon.
Et mon cœur dans tout cela ?
Pour la première fois, neuf compagnies de spectacle vivant de La Réunion ont été présentées au festival Off, malgré des réalités économiques complexes. C’est ainsi que l’on a pu voir la création de Soraya Thomas, chorégraphe et danseuse de 43 ans. Métisse, elle a choisi de danser nue, sans aucun artifice, peut-être pour rappeler le souvenir de ses origines. Pour affirmer le corps de la femme noire. Au début, son corps recroquevillé au sol surgit peu à peu de l’obscurité dans une lumière très faible. On s’aperçoit qu’elle est dans une grande flaque d’eau. Son corps solide se déploie avec difficulté, puis retombe brutalement. Elle glisse, se relève, retombe. Le geste est sobre, l’atmosphère lourde, soulignée par une bande-son très sombre de Thierry Th Desseaux. Au bout d’un long moment surgit une simple phrase fugitive que l’on aurait voulu plus présente pour accompagner la chorégraphie. Ce n’est pas un corps joyeux qui nous est offert, mais un corps souffrant, accablé de tout le passé d’exploitation en tant que femme noire. Après un long cri glaçant, l’artiste se déplace côté cour et se recouvre avec difficulté d’un lourd tissu noir. Comme un refuge ou une volonté de disparaître.
Et mon cœur dans tout cela ? a été dansé du 7 au 26 juillet, au Château de Saint-Chamand, dans le cadre de la programmation de La Manufacture, à Avignon.
CHRIS BOURGUE
Spectacles présentés pendant le festival Off d’Avignon.
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