mercredi 2 octobre 2024
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Yurt, l’histoire d’une déchirure

Présenté à la dernière Mostra de Venise dans la section Orizonti, Yurt, premier long métrage  de Nehir Tuna, s’est vu gratifier d’une standing ovation. Hommage mérité pour ce petit bijou de sensibilité, ciselé par les souvenirs de jeunesse du réalisateur turc. À propos de Yurt, on a évoqué Bellocchio, et son propre premier film de 1965 Les poings dans les poches, sur une jeunesse « consumée dans un pays de sauvages » mais on pourrait tout aussi bien penser au Truffaut des 400 coups. Le noir et blanc pour une adolescence aux mille nuances de gris.

Yurt est un film d’apprentissage, inscrit dans un contexte politico-religieux déterminé et déterminant.

On est en 1996. La tension entre les laïcs se réclamant de Kemal Atatürk et les religieux appelant à un Islam politique, est vive. Pour la première fois, ces derniers arrivent au pouvoir. Les kémalistes manifestent dans les rues. L’armée opère des descentes dans les établissements religieux pour vérifier la conformité des enseignements. Si cette ébullition est bien présente dans le film, la macro-politique n’y sera jamais au premier plan. Nous vivrons la division du pays de l’intérieur, à travers l’écartèlement d’un jeune homme, entre deux âges de sa vie, et entre deux univers antagoniques.

La déchirure

Ahmet (Doğa Karakaş) a 14 ans, la bouille encore ronde de l’enfance mais le poil qui perce et une sexualité qui s’éveille. Son père Kerim (Tansu Biçer) appartient à la classe moyenne aisée. Il s’est depuis peu rallié au parti de Dieu et impose à sa famille de nouvelles règles de vie conformes à sa foi toute neuve. Il a vécu trop de temps en mécréant et cherche par l’intermédiaire de son fils, une rédemption. Pour éviter l’enfer éternel à Ahmet, il l’éloigne du confortable cocon familial, le sépare de sa mère, de plus en plus rétive aux nouvelles orientations de son mari. Ahmet intègre un yurt, pensionnat de garçons dans lequel on inculque un enseignement coranique, si besoin à coups de ceinture et de gifles. Là, il rencontre Yakup (Ozan Çelik), un surveillant qui en fait son souffre-douleur mais aussi Hakan (Can Bartu Arslan ) un élève issu d’un milieu très pauvre, qui l’initie aux règles de l’institution et aux façons de les contourner. Hakan lui donne également des conseils pour entrer dans le cercle des « élus » du yurt. Ensemble, ils rêvent de liberté, unis par une relation qui dépasse sans doute l’amitié. Parallèlement, Ahmet suit des cours d’anglais dans un lycée privé mixte, développant des ruses de sioux pour cacher à ses camarades laïques son adresse religieuse. Le jeune garçon fait des allers retours entre le yurt et le lycée. Dortoirs rustiques, prières collectives, télé vétuste où les séries romantiques sont prohibées, apprentissage de la soumission. Locaux modernes, célébrant la laïcité, montée du drapeau et chants nationalistes à la clé. Deux mondes d’autant plus irréconciliables qu’Ahmet tombe amoureux de Sevinç qui aime Vivaldi et exècre les islamistes. Ahmet n’est à sa place nulle part. Dans le yurt, c’est un nanti. Au lycée au milieu de camarades de son milieu, c’est un menteur.

La couleur retrouvée

Malgré ce malaise permanent, contrairement aux adolescents de cinéma, Ahmet n’est pas un rebelle. Dieu ne lui parle pas mais il veut devenir un bon musulman pour faire plaisir à son père, entrer dans le cercle, ne décevoir personne. Il veut exceller au lycée pour assurer un avenir. Ahmet est doux, studieux, consciencieux, intériorisant une violence qui explose dans ses cauchemars. Et finira par s’extérioriser pour l’inévitable affrontement fils-père.  Délaissant le noir et blanc du carcan scolaire et religieux, c’est la puissance de la jeunesse qui éclate dans la couleur retrouvée des images : échappée belle en point de bascule du film tandis qu’une chanson italienne nous rappelle en ritournelle que « la vie n’est rien sans amour ».

Le jeune réalisateur et son chef op, le français Florent Herry, excellent à traduire les émotions à l’image. Quelques cheveux en gros plan dans le cou d’une jeune fille saisissent la totalité du désir, deux doigts qui se touchent, la connexion absolue de l’amitié entre Ahmet et Hakan. Le quotidien du yurt, les rouages de l’institution se révèlent dans les détails. C’est un film d’observation qui ne juge personne, rend tangible la violence politique, sociale, religieuse et rappelle l’enjeu que représentent les jeunes pour les idéologues de tous poils.

ÉLISE PADOVANI

Yurt, de Nehir Tuna

En salles le 3 avril

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