Effervescence à l’amphithéâtre de la Manufacture ce 13 octobre : la Fête du Livre aixoise fête ses quarante ans. Annie Terrier, à qui Les Écritures Croisées doivent tant, présente avec sa passion coutumière le programme de cette édition, le nouveau directeur de l’association, Jean-François Chougnet et rend hommage à toutes les structures qui soutiennent cette manifestation unique en son genre. Mieux que d’être une immense « foire » aux livres, à l’instar de tant d’autres, la Fête du Livre des Écritures Croisées rassemble durant trois belles journées un petit nombre d’auteurs dont il nous est donné d’appréhender l’œuvre en profondeur. Par ailleurs, les écrivains eux-mêmes soulignent en aparté combien le fait de vivre avec leurs comparses cette fête, partageant lieu de résidence, repas, conversations et tables rondes, créé des liens intellectuels et d’amitiés littéraires et humaines qui perdurent.
L’intitulé de cette quarantième édition, « La maison et le monde » (emprunté au titre du livre de Rabindranath Tagore publié en 1916 et au film de Satyajit Ray qui lui fit écho en 1984), sert de première entrée, avec Gérard Meudal en meneur de jeu pour aborder les œuvres des trois autrices conviées cette année : Francesca Melandri, Isabela Figueiredo et Maria Stepanova. Parallèlement aux œuvres littéraires, la fine écriture cinématographique de Satyajit Ray est mise à l’honneur par la programmation de l’Institut de l’Image qui diffuse quatre films du cinéaste indien tandis qu’une exposition est consacrée à un florilège de photographies d’Henri Cartier-Bresson, assorties de textes écrits particulièrement pour chacune d’entre elles par des auteurs, des photographes, des peintres… La relation forte entre ces deux magiciens de l’image est mise en évidence par la diffusion du court-métrage Évocation de Satyajit Ray à propos du photographe. Bouclant le trajet entre l’art du conteur et l’Inde, cette édition est dédiée à Salman Rushdie qui, invité cette année, avait dû décliner l’offre car déjà programmé pour une autre manifestation littéraire aux Etats-Unis, mais avait promis à Annie Terrier sa venue en 2023. Les terribles évènements de l’été compromettent la tenue de cette promesse…
La maison et le monde
« Mon livre, Carnet de mémoires coloniales, est né au moment où l’on m’a interdit de vivre avec des Mozambicains », explique Isabela Figueiredo, née en 1963 au Mozambique encore sous domination lusitanienne, de parents portugais. Cette interdiction est de celles qu’un enfant ne peut pas comprendre. Ce livre naît du besoin de comprendre l’Afrique, le regard des européens sur les Africains. « Il ne s’agit pas d’un livre historique, sourit l’autrice, il s’attache surtout au langage, remarquablement traduit par Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune (je me suis émue à l’entendre en français lors de la lecture qui a précédé cette rencontre). J’ai transmis les mots de mon père, raciste et colonial que j’ai pourtant tant aimé. Je n’ai pu écrire ce livre qu’après sa mort, mais aussi les mots des Mozambicains, et ceux de moi, petite fille, qui ressentait tout cela. »
« Le travail sur ses ancêtres est aussi un travail sur soi, précise Maria Stepanova à propos de son dernier opus, En mémoire de la mémoire traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard. C’est d’ailleurs une curieuse entreprise que de retracer leur vie, ce ne sont pas des gens qui ont fait l’histoire mais qui l’ont subie. On dispose alors de peu de documents. Quand j’étais enfant, c’était encore en Union Soviétique, on vivait dans des appartements communautaires. Là où il y avait un seul propriétaire, les lieux ont été partagés en quatre et jusqu’à vingt parties avec commodités et cuisines communes. Soudain les processus intimes sont devenus collectifs. Dans ce cas, on n’est jamais vraiment à la maison et le monde extérieur commence aussi à la porte et à l’intérieur. Qu’est-ce qu’une maison alors ? Ce livre est une voie pour trouver un foyer, remonter le passé, affronter le nom de mes ancêtres. Au temps de l’Urss, parler de soi mettait en danger, comme aujourd’hui. Mon travail d’écrivain est d’apporter de la lumière sur cette obscurité. »
Avec Tout sauf moi (traduction Danièle Valin), Francesca Melandri offre un troisième volet à sa trilogie « des pères » à la suite d’Eva dort et Plus haut que la mer. « La maison et le monde pourrait être un bon titre pour ma trilogie sourit-elle, par sa recherche, son rapport à l’histoire à la politique qui tente de se situer au niveau le plus intime, frontal et émotionnel. C’est ma façon d’être au monde, de me placer dans la maison de mon moi. C’est nécessaire pour comprendre qui je suis et ce que sont les autres. Il y a une relation directe entre la manière dont nous sommes dans notre maison et dans le monde extérieur. La question se pose lorsqu’il n’y a pas de séparation claire entre le dedans et le dehors. Même si cette « frontière » est poreuse et transparente, elle est nécessaire. Dans mes livres, je cherche ce rapport entre ce dehors et ce dedans. C’est aussi une question de langage qui nous rappelle la fonction du traducteur : partir de la maison linguistique de l’auteur et la porter dans une autre langue, comme ouvrir la maison du livre et la porter dans le monde. »
Périphéries
« Nous sommes tous périphériques, c’est la seule façon, aujourd’hui, d’être universel » disait Carlos Fuentes lors de l’édition 2011 des Écritures Croisées qui lui était consacrée. Gérard Meudal reprenant la formule confronte les trois autrices de l’édition 2022 à cette formule qui questionne à plusieurs niveaux, et d’abord à la signification du terme « périphérie » et de l’expression « être périphérique ». Francesca Melandri évoque dans les peuples l’universalité du thème de la majorité et de la minorité, l’Irlande pour le Royaume Uni, le Québec pour le Canada, le Pays basque pour l’Espagne, etc. « Il y a bien ici une histoire de centre et de périphérie. La frontière est la peau des nations, elle nous sépare, protégeant nos institutions et tout le reste, mais aussi c’est l’organe qui nous ouvre au monde : les montagnes sont fermées par rapport aux plaines, mais c’est là où les cultures se mélangent. » Isabela Figuereido sourit : « je suis une native périphérique par mon lieu de naissance. Si le centre est le lieu canonique, s’instaure une différence entre un centre « parfait » et une périphérie en marge, incomplète alors que le centre serait sublime et infini. Le centre est un endroit narcissique par nature, mais j’ai besoin d’habiter en dehors de ce centre pour mieux le voir, l’appréhender, le comprendre. Née au Mozambique, j’imaginais le Portugal comme une terre promise, idéalisée, c’était le centre pour moi. Le centre pour résumer est une idée de l’absolu et pour l’atteindre il faut être à la périphérie. »
Reprenant le sujet du langage, Maria Stepanova souligne le fait que « lorsqu’un écrivain représente quelqu’un en littérature, ce dernier est lié à une culture, une ligne de pensée, c’est pourquoi les régimes autoritaires s’intéressent tant aux auteurs, aux journalistes, il ne s’agit pas forcément de réduire au silence, mais de changer les mots. Ainsi, aujourd’hui, en Russie, on ne parle plus de guerre mais d’opérations spéciales. » Elle insiste sur la situation de la langue qui est différente si l’on observe l’Allemagne ou l’Italie : « quand on passe d’une ville italienne à une autre les dialectes sont différents, de même en Suisse, c’est même un « sport » que de reconnaître l’origine de tel ou tel dialecte. Certains pays fonctionnent avec plusieurs dialectes qui fleurissent, sont utilisés, enseignés, alors qu’en Russie, il n’y a pas de dialectes, à la fin du XVIIIème siècle. L’État russe introduit une version parfaite de la langue russe (inventée dans le centre de la culture qu’est Saint-Pétersbourg) et cela ne s’est pas arrêté avec l’arrivée des Soviétiques au pouvoir. Cette unification à l’exclusion de toute autre langue procède d’une pensée hiérarchique partant toujours d’un centre. En Russie, il faut passer par Moscou pour devenir quelqu’un et en France, je crois que c’est la même chose avec Paris », sourit l’autrice. La question se pose alors : est-ce qu’un pays avec un centre et ses périphéries pourrait aussi fonctionner avec plusieurs centres fluides ? On pense alors en termes spatiaux.
Francesca Melandri reprend : « comme écrivaine, la position marginale est extrêmement importante. Chacun de nous est le centre de sa vie, mais pour un écrivain, il faut un pas au-delà, même de deux millimètres. C’est dans cet espace de deux millimètres que se situe la distance nécessaire à l’écriture. La relation du placement entre celui qui écrit et ce qui est écrit est essentielle : s’il n’y a pas de distance, il n’y a pas de littérature, elle n’existe que lorsqu’existe une périphérie ».
MARYVONNE COLOMBANI
Fête du Livre Journées des 13 et 14 octobre Amphithéâtre de la Manufacture, Aix-en-Provence