Défendre des esthétiques plurielles, des formes innovantes, parfois complexes à contre courant d’une époque gagnée par la simplification, protéger les artistes, surtout les plus fragiles, des lois du marché en conformité avec la mission du service public ; ces principes fondateurs demeurent la priorité de la nouvelle direction. Entouré de deux directrices de programmation : Magda Bizarro et Géraldine Chailloux, Tiago Rodrigues écarte néanmoins les cases et les dosages. Danse, jeune public, cirque… les quotas d’expressions disparaissent au profit d’une sélection, élaborée au gré des opportunités et des contingences. Comme il se plaît à le dire : « Chaque année il y aura des déçus, mais les déçus seront différents à chaque édition. »
« Une institution doit être le reflet d’une nation, d’un peuple mais sans s’arrêter aux frontières, sans dévier de la prise de risque artistique et politique », précise le nouveau timonier. Dans cet ordre d’idée, une langue sera mise en avant par le Festival. Le choix de l’anglais pour 2023 constitue une réponse au Brexit, son lot de clivages géographiques et idéologiques. Des ponts peuvent se construire avec des Britanniques, des États-uniens, des Australiens, des artistes venus du Niger, d’Inde, d’Afrique-du-Sud. Avec sur le plateau les tonalités changeantes d’une langue trop souvent concassée dans un globish planétaire.
Les spectacles anglophones ne vont pas monopoliser pas la section internationale et certaines propositions de langue anglaise seront jouées en français. Inviter une langue induit convoquer des cultures et des publics venus d’ailleurs. Ainsi les représentations « françaises » seront désormais sous titrées en anglais.
Un travail de démocratisation
Prolixe, friand de formules, Tiago Rodrigues répète « son obsession joyeuse des nouvelles arrivées et des premières fois », sa volonté de « bouleverser des vies au contact du mystère et de l’inattendu ». Des initiatives sont mises en place dès 2023 pour attirer des spectateurs dont le quotidien ne croise pas le Festival. La démarche dépasse la parenthèse enchantée de juillet à travers les activités de la FabricA. Sise au cœur des quartiers Ouest, la structure est appelée à devenir une fabrique de spectateurs. Déjà en place à destination des scolaires ou en milieu carcéral, ce travail de démocratisation sera amplifié, à la condition d’un soutien accru des tutelles. Le spectacle décentralisé est maintenu mais, afin d’étendre le rayonnement du Festival, sa diffusion diluée au fil des saisons et au-delà des découpages administratifs.
L’œuvre de Tiago Rodrigues ne cesse d’interroger le passé pour mieux analyser le présent et bâtir le futur. Cette permanence mémorielle imprègne les options artistiques, agrégation de talents en devenir, de grands textes et de dramaturges consacrés. Après avoir occupé le Cloître des Carmes (Sopro 2017) puis la Cour d’honneur du Palais des papes (La Cerisaie 2021), le nouveau directeur est convaincu que « le Festival puise sa puissance dans l’originalité des œuvres, elle même consubstantielle aux liens que les artistes peuvent nouer avec des lieux, parfois monumentaux, qui les accueillent ». Cette magie spécifique à Avignon, Tiago Rodrigues entend la reproduire dans des espaces de nature, au cœur du vivant. Ultime annonce en date : l’édition 2023 va accueillir une « Forêt du Festival », végétalisation d’un espace urbain appelé à accueillir des propositions artistiques.
Mise au vert ?
Le Festival entend également placer l’écologie au cœur des débats. Des discussions sont en cours avec les sociétés de transports et les tutelles, afin de décarboner la mobilité des festivaliers qui, dans leur majorité, privilégient l’automobile. Enfin à l’horizon 2024, la FabricA va connaître une remise à niveau technique et éco-responsable.
Co-directrice de la compagnie Louis Brouillard aux côtés de Joël Pommerat, interlocutrice privilégiée du candidat Tiago Rodrigues, Anne de Amézaga devient directrice déléguée du Festival d’Avignon. La co-fondatrice de la Maison du Off dans les années 1990-2000, pèse de son expertise dans le dialogue amorcé avec Avignon Festival & Compagnies. Échanges indispensables car pour Tiago Rodrigues : « entre le Festival et le Off, les fonctionnements et les objectifs diffèrent mais en juillet à Avignon il n’y a qu’un seul public et ce public donne un sens au travail collectif. »
Très féminine, la nouvelle équipe place la parité, le statut et le droit des femmes au rang d’équilibre impératif. Cette urgence est à vérifier dans le programme à venir, dont on sait que la création d’ouverture dans la Cour d’honneur, est confiée à la metteure en scène Julie Deliquet.
Service public oblige, le prix des places n’augmentera pas. Les séries de représentations seront étendues afin que plus de spectateurs aient accès à certains spectacles. Quant à la panique provoquée par les déclarations du ministre de l’Intérieur pour l’été 2024, Tiago Rodrigues accorde sa confiance aux concertations organisées par la ministre de la Culture : « Supprimer les Festivals serait contraire à l’esprit des Jeux olympique et à l’exception culturelle française. Dans le cas contraire, nous sombrerions dans un cauchemar entre Beckett et Kafka. »
Après les « Artistes associés » aux éditions de 2004 à 2013, place à « l’Artiste complice » qui, dès 2023 accompagnera chaque Festival selon des modalités à géométrie variable. À la suite d’Olivier Py, un artiste reste à la barre du Festival d’Avignon. « Ces dernières années, j’ai été très bien servi par le Festival. Je pense que, pendant quelque temps, il peut très bien vivre sans Tiago Rodrigues. Pour l’instant je veux me mettre au service des angoisses collectives, en laissant de côté mes inquiétudes individuelles. »
À l’orée de l’hiver, le directeur égrène les rendez-vous et dévore les Notes de service de Jean Vilar. « Le Festival d’Avignon doit être un tremplin vers l’avenir. » Tiago Rodrigues martèle cette phrase et se dit prêt à la tatouer sur son dos.
MICHEL FLANDRIN