Il était une chute… C’est ainsi que le spectacle commence. Étonnant pour de la voltige aérienne ? Pas vraiment. Plutôt un pas de côté. « On avait envie de démystifier la chute pour que le public ne soit pas suspendu à une émotion de peur ou d’anxiété, et lui permettre ainsi de poser un autre regard sur notre discipline », explique Benoît Belleville. Voltigeur professionnel, ce dernier est l’un des cinq artistes à l’origine de CirkVOST, collectif fondé en 2007 par cinq amis artistes issus des Arts Sauts, une compagnie qui avait contribué à révolutionner l’art du trapèze volant. À ses débuts, cinq pays sont représentées dans CirkVOST : le Canada, l’Australie, la Suède et la France. Avant d’évoluer au gré des artistes, intégrant notamment la Belgique et l’Italie. Depuis ses débuts, la troupe est installée à La Grand-Combe dans le Gard, son camp de base où les grandes espaces permettent aux voltigeurs, porteurs et musiciens de travailler en extérieur une grande partie de l’année. Artistes, technique, production : une vingtaine de personnes sont réunies pour ce spectacle de cirque pas comme les autres, l’équipe s’affichant volontiers comme « une compagnie de cirque en version originale sous-titrée avec de vrais bouts de voltige dedans ».
Si on entend notamment de l’italien et de l’anglais, pas besoin de sous-titrages, car même en partageant une même langue, on a parfois bien du mal à s’entendre. « Je ne comprends pas ce que vous dites », affirme à haute voix une des artistes pendant le spectacle. C’est là le cœur même de Hurt me tender : les incompréhensions qui compliquent nos relations les uns aux autres, que l’on dépasse parfois, mais pas toujours. Cette création 2018 est le fruit d’une deuxième collaboration avec le metteur en scène Florent Bergal, de la compagnie toulousaine G. Bistaki, issu de la danse et du théâtre de rue. Un travail commun nourri des aspirations des artistes. « On avait envie de continuer de travailler sur la question du groupe et de la place de l’individu au sein du collectif, car le trapèze volant est une discipline qui se fait toujours à plusieurs, détaille Benoît Belleville. On voulait parler de la violence de notre métier, car on demande beaucoup à notre corps, c’est éreintant à plusieurs niveaux. Mais c’est aussi beaucoup de bienveillance, le plaisir de se retrouver, de travailler ensemble. »
Rings aériens
Que ce soit sur le parquet de bois, sur les portiques à mi-hauteur ou dans les hauteurs vertigineuses du chapiteau, une dizaine d’artistes sautent, volent, se balancent, atterrissent. Sept hommes, trois femmes, en tenue de tous les jours, pantalon, robe, manteau, blouson de cuir. Ils se cherchent, maladroitement, se trouvent, par moments. Les chorégraphies ressemblent parfois davantage à des luttes qu’à des danses, les numéros à des combats plutôt qu’à des acrobaties, les installations prenant alors des allures de rings aériens. Tous tombent et se relèvent, s’aiment et se détestent, passionnément, sans jamais se quitter du regard : la force du collectif, encore et toujours. La colère, la tristesse, l’amour, l’anxiété, la joie… Un large spectre émotionnel est transmis de manière instinctive par un mouvement devenu narratif. « Il n’y a pas d’histoire, mais des émotions », confirme Benoît Belleville.
Le tout porté par une musique rock survoltée, jouée en live par trois excellents musiciens. Une énergie électrisante traverse le spectacle de bout en bout et donne le tempo. Une femme en perruque rouge et patins à roulette – style roller-derby – s’élève dans les airs sur un trapèze, presque par erreur, avant de redescendre, puis remonter… Entre la piste et le ciel, cela ne s’arrête jamais. Le spectateur en aurait presque le tournis à force de chercher du regard les artistes pour ne rien rater, surveillant tout mouvement intriguant du coin de l’œil, se demandant où va réapparaître celle qui vient de disparaître par la magie des airs. Benoît Belleville s’en amuse, présentant la troupe comme « une bande d’allumés qui en envoie pendant 1 heure, ne s’arrête jamais et utilise tous les espaces du chapiteau ». Sur une base d’improvisation, le chaos est explosion de mouvements exécutés avec une facilité déconcertante qui ne peut être que le résultat d’années de travail acharné. On sent leur respiration quand le corps se balance, se tend, se relâche, le désir de perfection. On retient notre souffle malgré nous, impossible de les lâcher des yeux.
Force du collectif
Le spectateur n’est jamais oublié, les artistes se glissent sans cesse à ses côtés, le touche, lui parle, l’emporte dans leur imaginaire. « On en avait marre d’être loin du public, on voulait mettre un peu d’intimité dans notre pratique, c’est pour ça qu’on a mis les portiques au ras du sol et qu’on commence le spectacle avec le public », sourit Benoît Belleville. Se connecter aussi intensément au public, c’est aussi valoriser l’expérience commune et le désir de partage. Bousculer les codes pour déstructurer encore un peu plus la voltige tout en enrichissant son langage acrobatique d’une poésie aérienne qui fait du bien, entre maîtrise obsessionnelle et lâcher prise. Impossible de ne pas se sentir l’âme d’un enfant quand le guitariste et chanteur déjanté s’envole dans les airs, lui donnant des allures d’anti-super-héros à paillettes dorées. À voir ces élancées acrobatiques vers les hauteurs et ces chutes vertigineuses, on en oublierait presque la gravité. Non seulement parce que l’on s’amuse beaucoup. Mais aussi parce que le CirkVOST semble écrire ses propres lois spatiales. Comme ouvrir sa piste au public pour danser un peu plus longtemps avec lui, tous ensemble, petits et grands, amis comme inconnus. C’est ce qu’on appelle du spectacle vivant. Un langage universel pour un cirque des plus contemporains.
ALICE ROLLAND
Hurt me tender 6 et 7 janvier à 19h30 8 janvier à 16h Odysseum, Montpellier domainedo.fr