S’il fallait illustrer d’une œuvre récente la définition du théâtre populaire du XXIe siècle, l’exemple d’Électre des bas-fonds siérait à merveille. La pièce de Simon Abkarian coche toutes les cases d’un spectacle exigeant qui s’adresse au plus grand nombre. Se démarquant des précédentes et illustres adaptations de cet épisode de la mythologie grecque, l’Électre d’Abkarian vit dans un bordel d’Argos. Elle en a épousé l’homme à tout faire – bien trop respectueux voire intimidé pour tenter d’« honorer » ce mariage – incarné par le metteur en scène lui-même, non sans rappeler la légèreté débonnaire d’un Yves Montand dans ses interprétations les plus enjouées. Anéantie par l’assassinat de son père, le roi Agamemnon, par Clytemnestre, épouse plus sensible qu’il n’y paraît, la jeune femme ne trouve plus de raison d’espérer ni même de goûter aux plaisirs de la vie.
Humanité meurtrie
À moins que son vœu de vengeance puisse aboutir grâce au retour d’Oreste, le frère porté disparu qui se travestit pour se protéger. Dans ce lupanar peuplé de belles et rebelles aux tenues et coiffes soignées, vaincues mais pas résignées, le combat pour la dignité se mène en chœur et en couleur, en danse et en musique, accompagné par trois instrumentistes comme sortis d’un piano-bar. Que l’on soit putain ou princesse, vierge ou violée, que l’on ait les yeux crevés ou que l’on regarde le monde avec acuité, on partage ici le constat d’une humanité meurtrie par l’avidité et la suffisance, sans limite ni morale, des hommes – surtout des hommes. Une inconséquence que seule l’union des faibles et des opprimés, sans autre considération que celle de réparer l’injustice, parviendra à neutraliser. Pendant deux heures trente, la troupe de cette Électre des bas-fonds sans faiblesses ni longueurs affirme avec éclat le pouvoir du théâtre : nous rendre mieux humain·es.
LUDOVIC TOMAS
Électre des bas-fonds a été jouée du 25 au 28 janvier, à La Criée, théâtre national de Marseille, en co-accueil avec le Théâtre du Gymnase hors les murs.