La distance qui sépare Erika Nomeni de son héroïne Aloé est, de son propre aveu, très mince. « Peu de choses nous distinguent. La seule chose qui m’éloigne d’elle, c’est que je finis par l’abandonner à la fin du récit, sans savoir ce qui pourra lui arriver. Et que moi, je ne sais toujours pas quoi faire de ma vie ! ». De nombreux éclats de rire ponctuent les confidences de cette autrice touche-à-tout, et tempèrent autant les élans d’enthousiasme que les poussées de désespoir. Tout semble à la fois drôle et tragique, à l’instar de cette scène d’ouverture nous présentant une Aloé « coincée chez [elle] entre les cafards et les punaises de lit », terrifiée à l’idée que la seconde espèce de nuisibles ouvre de nouveau la voie à la première. La définition qu’elle fait de Marseille, sa ville d’adoption après la banlieue parisienne où elle a atterri à son arrivée en France, est hautement métaphorique, et elle le sait : « On refait les façades, mais à l’intérieur est toujours aussi crade. »
Si L’Amour de nous-mêmes acte l’entrée d’Erika Nomeni en littérature, l’artiste touche-à-tout est déjà bien connue des Marseillais, sous le pseudonyme, entre autres, de DJ Waka : rappeuse, beatmakeuse, elle s’est également investie dans le milieu associatif et audiovisuel, chez Baham Arts ou encore à Radio Galère. L’envie d’écrire lui est apparue comme une évidence, et le choix de son sujet, hautement autobiographique et politique, également : « Je ne me voyais pas écrire sur autre chose que l’amour. Je ne suis pas une universitaire : j’aime la fiction, c’est ce que je lis, c’est ce qui me travaille. »À ce goût de lectrice répond le désir, concomitant, de faire apparaître les siens dans le cadre trop rare de la fiction, là où les racisé·e·s et les LGBTQIA+ se voient souvent cantonnés au cadre du documentaire ou du plaidoyer. « Si on n’est que des objets d’étude, on n’existe pas vraiment. Ou du moins pas encore. »
Convergence des douleurs
Aloé est, comme Erika, « une femme noire, queer, prolo et en surpoids ». Des facteurs qui, loin de seulement s’additionner, se conjuguent, s’expliquent les uns les autres. Au sujet de ce corps mal-aimé, elle rappelle à quel point celui-ci a été façonné par des violences, sexuelles comme racistes : « À l’adolescence, j’ai pris le poids de l’immigration. Ma peau s’est déchirée, des vergetures sont apparues et, plus tard, se sont transformées en armure ». Nombreuses sont les fulgurances qui jalonnent ce texte écrit sous forme de lettres à une interlocutrice mystérieuse. La rappeuse dans l’âme s’accroche au poétique, au symbole, à ce « je » brandi comme la garantie la plus évidente de sincérité. « Il n’y a pas que des structures. Les traumatismes individuels, générationnels, sont toujours intriqués les uns dans les autres. Je voulais être le plus authentique possible. »Rien n’est passé sous silence des fragilités et des appétits de cette Aloé – car il s’agit souvent de la même chose. Rares sont ceux qui ont aussi bien mis en mots l’hyperphagie, mais aussi le goût de l’alcool et des drogues en général pour panser le mal-être, y compris et surtout en société, et dans les milieux militants. Ces milieux où se rejouent souvent, de façon plus insidieuse, des mécanismes de violence bien trop familiers.
« Cette difficulté d’être soi quand on nous demande de ne pas être, ou d’être en-dessous : c’est ce dont je voulais parler. Le cancre existe parce que le bon élève existe, et la norme ne peut exister que lorsque l’on fait exister la marge. Je voulais parler de comment certains espaces nous renvoient constamment à la marge, et nous demandent de jouer un rôle. »
Résistance
Les rapports amoureux n’échappent malheureusement pas, à en croire l’autrice et son héroïne cabossée, aux rapports de domination. Ceux-ci établissent des hiérarchies entre les dark et light skin, entre l’homme, « gentil chasseur » et la « bonne proie », entre les blancs et les noirs, entre les hétéros et les queers, entre les cis et les trans. De quoi nourrir indéfiniment la misère sexuelle, la vraie, celle qui est avant tout affective ; ce « sentiment d’avoir trop d’amour à vendre sur le marché de l’amour » dont souffre Aloé. Un lexique bienvenu explicitera les différentes catégories auxquelles les personnages se voient assujettis, non sans humour ou distanciation. Avec une mention spéciale pour le « conficrush », c’est-à-dire le « coup de cœur en lien avec le confinement ». Le terme le plus passionnant demeure cependant celui d’« afroqueer », certes encore imparfait, mais indispensable « ne serait-ce que parce que, quand tu mets le terme « afro » quelque part, c’est tout de suite plus beau ! ». Et surtout parce qu’il nous rappelle « à quel point la noirceur est associée à la masculinité. Quand je croise de l’animosité dans la rue, je ne sais pas si elle vient du fait que je suis noire, grosse, queer… Mais la plupart du temps, on me mégenre, on me dit “monsieur”. Ce que je trouve assez drôle. Mais je sais que cela arrive très souvent à des femmes noires très féminines, très apprêtées, minces, maquillées, qui ont les cheveux longs… »
Vers l’avenir
Aujourd’hui, les lignes bougent, y compris pour cette autrice trop souvent malheureuse en amour, et désormais plus sollicitée. « En étant moins invisible, je ne m’attendais pas à devenir un objet à posséder. Je me rends compte que personne n’a envie de risquer d’être déplacé, de se sentir dépassé. »Lors de la transition de Mario, cet « amimour » qui est peut-être le seul, le vrai, Aloé se découvre « comme une dominante, capable d’être transphobe ». La tentation de la revanche socio-amoureuse existe, et avec elle celle du proverbe qui « invite à préparer deux tombes ». Mais l’autrice ne se pense pas très douée pour la revanche. Et on espère qu’elle nous redonnera à lire de ses nouvelles, le plus tôt possible.
SUZANNE CANESSA
L’Amour de nous-mêmes, Erika Nomeni
Éditions Hors d’Atteinte - 19 €