Au carrefour d’une grammaire classique astucieusement contournée et de tracés audacieusement contemporains, Gravité, créé en 2018 au Théâtre National Populaire (TNP) dans le cadre de la Biennale de Lyon, connaît depuis un succès sans démenti, à l’instar de pièces pourtant tenues pour moins expérimentales – Blanche-Neige ou encore le plus récent Lac des cygnes, affichant régulièrement complet. Un succès dû, entre autres, à une réception critique particulièrement enthousiaste, mais aussi au plaisir renouvelé de ses interprètes et du chorégraphe à la reparcourir. Gravité ne manque en effet ni d’audace ni de créativité. L’opus, non content de questionner les lois de la pesanteur en mettant à profit la force physique et expressive de ses interprètes, s’intéresse avant tout aux liens qui se nouent entre eux. Et nous plonge avec une réelle ferveur dans les profondeurs mystérieuses de l’attraction, obsession récurrente chez le chorégraphe et entrevue de nouveau, entre autres, dans Deleuze/Hendrix ou Torpeur. Une expérience sensorielle qui trouve sa quintessence dans la virtuosité de danseurs rattachés à la pièce depuis déjà quelques années.
Ici, le temps (musical) devient espace
Dès les premières notes de la bande son, où se conjuguent les compositions intemporelles de Bach, Xenakis, Chostakovich, et Ravel avec les rythmes hypnotiques de Philip Glass, Daft Punk, et les expérimentations sonores avant-gardistes du fidèle collectif 79D, le rideau s’ouvre sur une scène où des corps semblent gésir au sol, en apesanteur apparente. Cet initial tableau statique se transforme au gré des décharges successives de mouvements, dévoilant une chorégraphie où une grâce presque irréelle cohabite harmonieusement avec des furies collectives, et parfois même guerrières. Comme souvent chez Preljocaj, c’est entre hommes et femmes que se noue le dialogue le plus intéressant, caractérisé par une identité partagée mais décalée, et trouvant son équilibre dans la partition complexe de Bach et le canon cancrizans de L’Offrande Musicale. Loin des conflits larvés puis outrés agitant la foule des Noces, Gravité marque un tournant dans la représentation des genres par le chorégraphe. Les duos se succèdent dans une ronde infinie, explorant avec fluidité différentes polarités, notamment dans des portés où la légèreté se marie à la densité de l’espace, créant des tableaux d’une beauté envoûtante.
La chorégraphie, organique et contrapuntique dans son fonctionnement interne, ne se contente pas de juxtaposer des gestes : elle façonne les différents macrocosmes mis en scène en confrontant les mouvements à la légèreté d’un moment et à la densité d’un autre. Ces variations subtiles sur le temps et le rythme, magnifiées par la lumière délicatement mouvante d’ Eric Soyer, guident avec une élégance infinie la progression de l’action, plongeant le spectateur dans un univers où chaque instant peut s’élargir de façon insoupçonnée.
Harmonie des corps
Car c’est bien une harmonie, loin de la contagion ou de l’emprise, qui unit les danseurs. Les échanges sur scène ne sont pas des jeux d’influence. Les duos procèdent d’une dynamique d’échange d’un partenaire à l’autre, d’un dispositif au suivant : elles s’essaient à différentes polarités, notamment dans les portés. On n’efface ainsi pas l’un au profit de l’autre. L’exemple saisissant des deux danseurs propulsant leurs créatures, deux danseuses affublées de casques de moto, révèle une symbiose artistique où les auxiliaires ne sont pas de simples pygmalions, mais des facilitateurs des mouvements surnaturels que les créatures incarnent.
Ces jeux sur le temps et le rythme accompagnent la progression de l’action, jusqu’à ce cercle organique qui retentit au son du Boléro de Ravel, à la fois inquiétant et étonnant de lyrisme, fin parfaite et pourtant différée d’un spectacle jouant habilement sur l’attente.
SUZANNE CANESSA
Gravité d’Angelin Preljocaj
19 janvier
Scène de Bayssan, Béziers